Plus que dans n’importe quel autre mode de production, les antagonismes de classe au sein d’une économie capitaliste sont exacerbés. Deux classes constitutives se font face : la bourgeoisie détentrice des moyens de production cherchant à augmenter son profit et consumant la force de travail du prolétariat qui, lui, n’a que ses bras ou sa tête pour subvenir à ses besoins primaires.1
Comme le mode de production capitaliste n’est pas totalisant, même s’il se projette inlassablement vers cette trajectoire, et que d’autres, déclinants et minoritaires,2 lui subsistent, une multitude de classes appendices gît au cœur de ce fossé temporisateur, repoussant jusqu’à sa prochaine expression explosive la lutte des classes.
Le prolétariat : la classe révolutionnaire
Dans le mode de production capitaliste, la bourgeoisie a besoin d’exploiter la force de travail du prolétariat, en lui extorquant du travail gratuit : la plus-value. Le prolétaire est vulnérable ; seul ce que la bourgeoisie concède, de gré ou de force, lui permet de subvenir à ses besoins et à ceux de sa descendance. De plus, de par la consommation – en biens, comme en services –, le prolétariat dépense de facto toute la partie du salaire qui lui a été concédée, ne gardant alors qu’une part de la plus-value pour ses autres activités.3
L’intérêt immédiat des travailleurs est donc de récupérer au maximum le fruit de leur labeur, d’augmenter la part de leurs salaires dans le partage du profit, en diminuant proportionnellement la part du profit que s’octroient les détenteurs des moyens de production. L’intérêt suprême des travailleurs est de s’emparer des moyens de production et ainsi faire cesser le parasitage de sa production par la bourgeoisie.
Le prolétariat est une classe internationale. Présent dans tous les secteurs de la production, dans l’hémisphère Nord comme dans l’hémisphère Sud, dans les pays impérialistes développés comme dans les pays émergents ou sous-développés, dans les villes comme dans les campagnes. L’ouvrière et l’ouvrier agricole ou d’industrie, ceux et celles qui travaillent dans les chemins de fer, dans la soudure, comme agent de maintenance, comme infirmier ou sage-femme, qu’ils soient fonctionnaires ou qu’elles soient salariées du privé, le travailleur manuel comme les travailleurs intellectuels, tous partagent les mêmes intérêts de classe qui ne pourront être assouvis qu’en brisant les chaînes de l’exploitation capitaliste.
Un embourgeoisement du prolétariat ?
Chaque classe sociale peut prendre conscience de son existence objective. Pourtant, nous voyons bien des bourgeois soutenir le mouvement ouvrier comme des ouvriers soutenir les intérêts des patrons. La tradition marxiste appelle cela « la fausse conscience ».
Dans le capitalisme, la bourgeoisie en tant que classe dominante possède une haute conscience d’elle même. Elle diffuse sa culture, c’est-à-dire ses valeurs, ses mœurs, ses conceptions du réel, son idéologie ; elle altère les croyances et pratiques sociales collectives et individuelles des classes subalternes. C’est ce que le philosophe italien Antonio Gramsci nommait l’« hégémonie culturelle ».4 Cette hégémonie culturelle réfrène, voire anéantit, la conscience de classe prolétarienne.
Le marché ayant envahi tout les espaces du monde matériel, la culture est elle aussi devenue production. La culture de masse, des jeux vidéo au cinéma, en passant par les émissions télévisées, non contente d’être le fer de lance de l’impérialisme culturel des nations dominantes,5 constitue objectivement un des outils de domination les plus implacables de la bourgeoisie, car invisible et soutenue par celui qui la consomme. Le capitalisme de coercition, qui réprime ouvertement toute contestation sociale, s’accompagne d’un capitalisme de consentement. Le pain et les jeux, en plus de maintenir une trêve sociale favorable à la bourgeoisie, fait s’éroder toute velléité révolutionnaires des masses prolétariennes.
Si le développement du capitalisme jusqu’à son stade suprême, a permis d’augmenter le salaire relatif du prolétariat dans les pôles impérialistes, le salaire réel, lui, n’a cessé de diminué. En effet, si le capital acquis par les ouvriers augmenta avec le développement des forces productives, le fossé séparant exploiteurs et exploités n’a fait que se creuser. De plus, l’augmentation des salaires en pays impérialistes se fait au dépend des prolétaires des pays périphériques aux États dirigeants du capitalisme. Se dessine ainsi une dialectique de l’enrichissement et de la paupérisation : si la richesse du prolétariat croît, la part de la richesse produite qui lui revient décroît.
S’il n’y a pas d’embourgeoisement matériel réel, et ce même au sein des puissances impérialistes, il y a eut un embourgeoisement idéologique fort. La domination de l’idéologie bourgeoise n’a jamais autant rayonnée. L’hégémonie culturelle bourgeoise dans les États impérialistes se structure d’autant plus à l’ère du numérique que le prolétaire, comme le bourgeois, pensent tout deux faire partie de cette fallacieuse « classe moyenne ».
La lutte des classes au sein du mode de production capitaliste
Dans chaque société de classe, il existe des intérêts divergents entre les exploiteurs et les exploités. Ces intérêts irréconciliables sont les sujets de tensions constantes, plus ou moins exacerbés, de luttes ouvertes, qui ne peuvent, aujourd’hui, qu’aboutir qu’au remplacement de la bourgeoisie par un prolétariat révolutionnaire ou à la destruction des deux classes en conflit : la destruction progressive de l’écosystème finira par toucher physiquement la bourgeoisie des pays impérialistes, jusqu’à mettre leur existence même en danger.
Dans une période de confusionnisme politique ambiant et de recrudescence du complotisme, la théorie de la lutte des classes pourraient vite être rangée au même niveau que la terre plate ou les reptiliens. Pourtant il s’agit d’un phénomène historique, social et économique objectif.
A l’inverse des théories complotistes, il est tout à fait possible de fournir des preuves de son existence. Les économistes, sociologues et historiens bourgeois sont obligés de prendre position face à un phénomène qui ne peut être occulté. Seulement en l’absence de conscience de classe claire, il est difficile pour le prolétariat de comprendre les luttes et intérêts de classes qui animent le monde qui les entoure.
Les éléments conscientisés des classes s’organisent pour défendre politiquement leurs intérêts. Ainsi les syndicats sont des organes de luttes au sein des lieux de travail pour la défense immédiate des intérêts de la classe qu’ils représentent. Les partis sont là pour représenter dans l’arène politique ces mêmes intérêts. Les partis prolétariens, sont là pour conquérir du terrain sur la bourgeoisie si ils sont dans une optique réformiste. Dans le cas des partis révolutionnaires, il est question de transformer totalement la société et de renverser la bourgeoisie. Les partis bourgeois, détenteurs du pouvoir, alternent selon les besoins ou à l’issu de luttes internes à la bourgeoisie. Il existe un rapport dialectique dans le processus conscience de classe et travail de conscientisation du parti. Ainsi pas de parti du prolétariat sans conscience de classe mais pas de conscience de classe sans organisations de classe comme les partis ou les syndicats.
La lutte des classes est pour Marx le moteur de l’Histoire, puisque ce sont les Hommes qui en sont les acteurs. Les conflits entre les classes, mais aussi au sein d’une même classe, entre ses couches, sont considérés comme l’élément donnant un mouvement historique.6 Les développements économiques et sociaux qui en résultent modèlent les périodes ainsi que les différentes régions du monde selon leurs propres conditions d’existences. La lutte des femmes pour son émancipation comme celle des minorités nationales fait partie intégrante de ce mouvement historique. Ces revendications sont indissociables de la lutte des classes. Pas d’égalité réelle de genre, de sexe, de couleur, sans égalité socio-économique et politique réelle ; idée que la bourgeoisie exècre car contraire à ses intérêts fondamentaux dans le processus productif.
Mais les prolétaires n’ont pas intérêt à se laisser faire.
Dans le prochain épisode de cet article, nous analyserons les contradictions intrinsèques au mode de production capitaliste ; contradictions qui causeront, à terme, sa ruine.
3 C’est tout l’enjeu du partage de la valeur ajoutée dont les partis de gauche réformistes parlent régulièrement.
4 Antonio Gramsci défend l’idée que l’échec du prolétariat organisé à renverser le capitalisme vient, en premier lieu, de l’emprise idéologique et culturelle de la bourgeoisie sur les travailleurs. Autrement dit, les outils idéologiques que détiennent les bourgeoisies dans les pays développés, par leur domination politique (éducation obligatoire) ou économique (possibilité de créer une culture de masse ou une culture de l’information détruisant la conscience de classe du prolétariat grâce au fait que les capitalistes détiennent les moyens de produire des produits culturels ou informationnels). Les travailleurs, évoluant dans des sociétés consuméristes, individualistes, nationalistes et dans lesquelles le but de la vie est une « réussite » sociale inaccessible, comprise ici comme une ascension sociale (alors que cette « réussite » pourrait être d’une toute autre nature), ne sont plus à même, dans leur ensemble, de remettre en cause des valeurs assimilées comme naturelles, empiriques, saines ; des valeurs pourtant construites pour saper la conscience de classe des opprimés.
5 Reprenons la définition de Nancy Snow, spécialiste de la question dans le pays qui exerce actuellement le plus puissant impérialisme culturel à l’échelle mondiale, les États-Unis. Dans son ouvrage Propaganda, Inc.: Selling America’s Culture to the World, elle définit l’impérialisme culturel comme étant, au sein d’une nation, « la pénétration systématique et la domination […] d’outils de communication, d’institutions éducatives, d’arts, d’organisations religieuses […], d’habitudes de consommation et de mode de vie de nations exogènes ». L’impérialisme culturel diffuse l’idéologie et légitime la domination d’États sur d’autres au sein des États dominés.
6 Rappelons-nous de l’ouverture du Manifeste du parti communiste (1848) : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte. »