Une querelle séculaire oppose encore et toujours anarchistes et communistes : la question de l’État et de son dépérissement. Déjà en leur temps, Marx et Bakounine s’opposaient sur le rôle à donner ou non à l’instance étatique. Pour les théoriciens anarchistes, des plus réactionnaires comme Proudhon aux plus progressistes – pour ainsi dire aux plus « marxistes » – comme Bakounine, l’État est, par nature, vecteur d’oppression. Il doit donc être aboli au plus vite, et ce, dès le matin suivant le Grand Soir. Nous, marxistes-léninistes, ne sommes pas de cet avis. Mais avant toute chose, définissons ce que l’on entend par « État ».
L’État est l’institution qui s’est attribué ce que le sociologue Max Weber nommait « le monopole de la violence légitime ».1 L’État a légitimé la coercition physique, fiscale, sociale et idéologique des classes dominantes, tout en prétendant servir une sacro-sainte neutralité garante de la paix publique.2 C’est l’idée hobbesienne, assez unanimement partagée par les idéologues réactionnaires, de l’harmonie garantie par la puissance répressive confiée à l’État.3 Cette conception de l’État est celle que diffuse l’idéologie dominante depuis la formation des États modernes.
Anarchistes et communistes la répugnent. Sous couvert d’instance garantissant la paix pour tous, l’État, dans sa conception marxiste, est une instance garantissant la paix sociale à la faveur des classes dominantes.
Frederich Engels dans son Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État défini l’État comme étant « un produit de la société à un stade déterminé de son développement ».4 Il est le produit de la contradiction entre des classes sociales inconciliables de part leur rôle dans la chaîne de production. L’État est alors un organisme de domination de classe. L’État crée un « ordre » qui légalise et affermit cette oppression en régulant, de manière douce ou forte, les conflits de classes.
L’État détient le monopole de la force publique (hommes armés, prisons, etc.). Il est défendu par une caste spécifique, l’armée, au service des intérêts des classes dirigeantes. On le voit, plus les antagonismes de classes s’exacerbent, plus la force publique gagne en puissance.
Plus qu’un outil garant de l’ordre social à l’échelle nationale, l’État est aussi l’arme avec laquelle les bourgeoisies des différentes Nations s’affrontent. L’État n’a pas qu’un rôle répressif, il a un rôle idéologique. Pour souder la nation et ainsi gommé les rapports conflictuels de classes, l’appareil idéologique5 exalte la grandeur de la patrie. L’affrontement entre deux États se colore ainsi en affrontement entre deux peuples, alors que ce sont les classes dominantes qui déclenchent et qui profitent des guerres ; et les prolétaires qui en meurent.
Le pouvoir centralisé propre à la société bourgeoise est apparu, dans un mouvement dialectique, des ruines de la féodalité. Les contradictions internes du système féodal, par la mise en place d’une pyramide seigneuriale, ne put que conduire à la formation d’États centralisés.6 Ceux-ci connurent leur lente montée en puissance, parallèlement à celle de la bourgeoisie, du XIIIe au XVIIIe siècle. Deux institutions caractérisent l’État bourgeois : l’appareil bureaucratique et l’armée permanente. Ce modèle s’est étendu en Europe lors des révolutions bourgeoises du XIXe siècle, puis, au siècle suivant, au monde entier avec les affres de la colonisation.
L’État et la Révolution
Nous partageons le constat anarchiste que l’État, bien que caché sous sa façade providentielle garante du bien et de la sécurité commune, doit disparaître. Cependant, il ne doit pas être aboli, il doit, comme le disait Lénine, s’éteindre. Nuance s’il en est, mais nuance fondamentale.
Nous pensons que le prolétariat doit s’emparer de l’appareil d’État pour mater la résistance de la bourgeoisie et se défendre contre d’éventuelles agressions impérialistes. L’État nouveau, nommé par Marx – en des termes quelques peu désuets – « dictature du prolétariat », sera constitué du « prolétariat organisé en classe dominante ».7 La classe ouvrière ne peux pas « se contenter de prendre la machine de l’État, toute prête, et de la faire fonctionner pour son propre compte ».8 Le prolétariat doit démolir l’appareil d’État bourgeois, briser sa machine bureaucratique et militaire.9 C’est un des enseignements primordiaux de l’expérience de la Commune de Paris de 1871 : l’armée permanente, c’est-à-dire le corps armés spécifiques au service de l’État, doit être supprimée et remplacée par une armée de citoyens en armes.10 La question de l’armée dans un Etat socialiste est cependant complexe, nous y reviendrons dans un futur article.
Nous devons combattre le parlementarisme bourgeois. Non pas que nous rejetions le principe électif ; car nous prônons la transformations des anciennes assemblées parlementaires en assemblées exécutives et législatives populaires. S’il n’est pas possible de supprimer d’emblée ce fonctionnarisme, il est nécessaire de briser la vieille machine administrative pour en construire une nouvelle et le supprimer graduellement.
Les fonctionnaires publics doivent être réduits à de « simples agents d’exécution de nos directions », au rôle de « surveillants et de comptables »11 ; et non pas se transformer en une bureaucratie parasitaire et corrompue. Les fonctions se simplifient de plus en plus avec le perfectionnement des moyens de production et, de fait, les fonctions spéciales d’une catégorie d’individus spéciale devraient, un beau jour, disparaître.
Certes, nous devons détruire la machine d’État actuelle, mais, contrairement aux anarchistes, nous refusons le principe des communes autonomes et de la décentralisation extrême. Nous avons besoin d’une dictature du prolétariat centralisée. C’est la leçon que nous tirons de la guerre civile et de l’invasion de la jeune Union des Républiques Socialistes Soviétiques par les puissances capitalistes (Allemagne, Angleterre, France, Japon, États-Unis) paniquées à l’idée d’une extension de la révolution à l’échelle mondiale.12 Sans centralisation et sans mise en place d’une situation d’exception nommée « communisme de guerre », la révolution prolétarienne n’aurait jamais survécu.
Le centralisme d’État n’exclue pas une large autonomie administrative locale. Selon Engels, la République unitaire doit prendre exemple sur le modèle français de 1792 – 1798 où chaque commune eut son autonomie administrative. Engels définit l’autonomie comme étant l’« administration autonome complète dans la province, le district et la commune par des fonctionnaires élus au suffrage universel. Suppression de toutes les autorités locales et provinciales nommées par l’État ».13 Engels, dans la préface de 1891 de La guerre civile en France, remarque qu’après chaque révolution, les bourgeois se sont empressés de désarmer les ouvriers. Une nouvelle lutte éclate à chaque fois et est perdue par le prolétariat. De fait, les citoyens en arme ne doivent pas être désarmés. Le prolétariat doit être en capacité de défendre lui-même sa révolution, sans compter sur une caste intermédiaire, fondamentalement corruptible.14
Engels explique que l’extinction de l’État correspond à l’extinction de la démocratie libérale car la démocratie libérale malgré ce que prône l’assertion classique n’est pas la soumission de la minorité à la majorité. La démocratie libérale est un État reconnaissant la soumission de la majorité à la minorité. C’est une organisation destinée à assurer l’exercice de la violence par une classe sur une autre.15 L’État prolétarien devra être une véritable démocratie prolétarienne.
Vers l’extinction de l’État
L’extinction de l’État sera un processus de longue durée. Il doit y avoir une phase de transition : « la dictature révolutionnaire du prolétariat ». La démocratie bourgeoise n’est pas une démocratie totale car la prolétariat est aliéné par son travail qui lui laisse peu de temps pour s’intéresser à la chose publique. Comme le dit Lénine, la démocratie libérale autorise seulement « les opprimés à décider périodiquement […] quel sera, parmi les représentants de la classe des oppresseurs, celui qui les représentera et les foulera aux pieds du Parlement ».
L’excroissance de la démocratie est la dictature du prolétariat qui brisera la résistance des exploiteurs et libérera les opprimés. C’est une dictature de la majorité sur la minorité. Les libertés des exploiteurs seront réduites. Comme le disait Engels, « tant que le prolétariat a encore besoin de l’État, ce n’est point pour la liberté, mais pour organiser la répression contre ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l’État cesse d’exister comme tel ».16
C’est seulement en brisant la résistance des capitalistes et en détruisant les classes sociales 17 que la démocratie complète apparaîtra et que l’État pourra s’éteindre. Les Hommes s’habitueront à respecter les règles de la vie en société, à les respecter sans contraintes, sans l’appareil spécial de coercition qu’est l’État. Seul le communisme rend l’État superflu car il n’y a plus de lutte des classes.
L’instauration de la société communiste se fera théoriquement en deux phases. La première phase est celle durant laquelle la société sort du capitalisme. Elle « porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue ».18 Les moyens de production appartiennent à la société entière. L’ouvrier ne reçoit pas le « produit intégral de son travail » car de la totalité du produit sociale est enlevé un fond de réserve, un fond pour remplacer les machines défaillantes, un fond pour augmenter la production, un fond pour les services publics.
Dans la distribution des salaires règnent encore le droit. Le droit présuppose l’inégalité car il est l’application d’une règle unique à des gens différents. Chacun reçoit donc, pour une part égale de travail social, une part égale du produit social. Comme les individus ne sont pas égaux, des différences subsistent quant à la richesse mais l’exploitation de l’homme par l’homme aura disparu car on ne pourra pas s’emparer des moyens de production à titre de propriété privée.
L’État s’éteint lors de la seconde phase du communisme. La base économique de l’extinction de l’État est la disparition de l’opposition entre travail intellectuel et manuel. L’État pourra s’éteindre quand la société aura réalisée le principe « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », c’est-à-dire quand les Hommes seront si habitués à respecter les règles fondamentales de la vie en société, et que leur travail sera devenu si productif, qu’ils travailleront volontairement selon leurs capacités.
En attendant l’avènement de cette seconde phase, l’État doit exercer le contrôle rigoureux sur la mesure du travail et sur la mesure de la consommation. Ce contrôle doit être exercé par le prolétariat constitués en classes dominantes. Tous les citoyens seront ainsi devenu les salariés de l’État. Quand tous participeront à la gestion politique et économique, il n’y aura plus besoin d’État.
Critique de l’anarchisme et auto-critique du léninisme
Les anarchistes conspueront que l’État étant par nature un outil d’oppression celui-ci doit être aboli dans les plus brefs délais. Mais comment résister à la contre-révolution sans ce formidable outil de coercition qu’est l’État ? Dans leur histoire, deux solutions majeures se sont proposées aux anarchistes, toute deux infructueuses.
La première, idéaliste et idéologique, fut la moins efficace, et pour ainsi dire la plus insensées. En 1872 – 1873, des anarchistes prirent le pouvoir dans plusieurs communes espagnoles. En surnombre par rapport aux troupes gouvernementales, ils ne purent ni défendre la révolution, ni sauver leur vie d’une sanglante répression. Le refus de la centralisation du pouvoir leur fut fatal. « La fragmentation et l’isolement des forces révolutionnaires […] permirent aux troupes gouvernementales d’écraser les révoltes, les unes après les autres ».19
La seconde, plus pragmatique, est l’abandon des principes phares de l’anarchisme politique : le refus de gouverner et de constituer un État. Lors de la guerre civile espagnole, forcés par l’urgence des combats, quatre dirigeants anarchistes ont acceptés de se faire nommer ministres dans le gouvernement républicain de Largo Caballero ; ainsi que dans le gouvernement catalan.
Dans le même ordre d’idée, nous devons briser une des cariatides de la mythologie anarchiste : si l’expérience anarchiste en Catalogne lors de la guerre civile espagnole peut sembler séduisante au premier abord, à y regarder de plus près, celle-ci ne fit que trahir ses principes, prise au dépourvu par les besoins réels induits par la nécessité de résister aux troupes franquistes. En ces temps orageux, la C.N.T. elle-même dut reconnaître que l’État était un « instrument de la lutte ».20 L’obligation pour les divers groupes anarchistes d’organiser et d’administrer la société catalane et sa défense détruisit l’idéal. L’étude attentive de ces expériences de l’anarchisme réel nous offre un enseignement capital : plus l’anarchisme trahi son essence, plus il est efficace.
Nous aussi, communistes, avons à regarder droit dans leurs yeux les expériences passées pour en tirer d’essentielles leçons. L’État de type soviétique tel qu’il s’est développé en URSS, puis dans le reste du versant est du rideau de fer est critiquable. Les régimes de types soviétiques souffraient d’un manque de démocratie antinomique avec l’idéal défendue.
La centralisation du pouvoir autour d’une personnalité autocratique ou d’un comité central tout puissant est un point de notre histoire que nous devons conspuer.21 Si l’organisation hiérarchique, et quasi militaire, du parti léniniste fut la seule à permettre au prolétariat des cinq continents d’obtenir des résultats concrets, la perpétuation de cette logique lors de la construction de l’État socialiste fut une erreur. On ne gouverne pas un État comme l’on dirige un parti révolutionnaire. Ce qui est vrai avant la révolution ne l’est plus après.
Pour remédier à ses défaillances faisant partie de l’ADN du léninisme, sortons la tête des habituels repères révolutionnaires, prenons par exemple l’expérience sankariste.22 Au Burkina Faso, le gouvernement révolutionnaire, sous l’égide de Thomas Sankara, promeut le contrôle des hautes sphères de l’État par la base. Furent ainsi mis en place des conseils de surveillance et autres contre-pouvoir populaires. Si l’expérience dans un échange dialectique, doit être critiqué sous le prisme léniniste, elle enrichit de même ce dernier.
N’oublions pas les principes phares d’un État prolétarien prônés par Marx, Engels et Lénine, mais qui ne furent malencontreusement jamais mis en place dans de quelconque État socialiste : électivité et révocabilité des représentants, salaire des bureaucrates pas supérieur à celui des ouvriers et roulement le plus fréquent possible des postes de direction afin « que tous deviennent pour un temps bureaucrates et que, de ce fait, personne ne puisse devenir bureaucrate. »23
Le chemin a parcourir avant la crise finale de la société bourgeoise est encore long et parsemé d’embûches. Mais sachons garder en tête les enseignements de notre histoire, afin qu’un beau jour, l’État disparaisse naturellement, sous le poids de son inutilité, comme les neiges au printemps.
1 Max Weber. Le Savant et le politique. 1919.
2 Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle, Garnier frères, 1851
3 Thomas Hobbes. Le Léviathan. 1651.
4 Frederich Engels. L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Chapitre IX. 1884.
5 Louis Althusser. « Idéologie et appareils idéologiques d’État » dans la revue La Pensée, no 151, juin 1970.
6 J.-P. Poly et E. Bournazel. La mutation féodale. Xe – XIIe siècles. Paris, PUF, 1980.
7 K. Marx, F. Engels. Manifeste du Parti communiste. 1847.
8 K. Marx. F. Engels. Préface à l’édition allemande du Manifeste du Parti communiste, p. 102. 1872.
9 C’est un des thèmes qui oppose Lénine au renégat Kautsky. Dans La révolution sociale, Kautsky soutient l’idée qu’en régime socialiste, il sera question d’établir « une sorte de Parlement qui établirait un régime du travail » et qui surveillerait « le fonctionnement de l’appareil bureaucratique ». Cet appareil, selon Lénine, ne devra pas être bureaucratique. Le vieil appareil bureaucratique sera détruit et remplacé par un nouvel appareil où siégeront des prolétaires.
10 C’est ce qu’avait déjà tenté de faire la Révolution française à ces heures les plus révolutionnaires. C’est la levée en masse de l’an II (22 septembre 1893 au 21 septembre 1794). Cette conception révolutionnaire et populaire de l’armée citoyenne fut abolie par la contre-révolution bourgeoise et légitimiste qui sonna le glas de l’élan révolutionnaire français d’alors. La Charte constitutionnelle de 1814 abolie la conscription. La loi détermine désormais « le mode de recrutement de l’armée de terre et de mer ». En d’autres mots, l’armée redevient une armée de métier.
11 Lénine. L’État et la Révolution. 1917.
12 Le souffle révolutionnaire d’Octobre s’étendit en Hongrie et en Allemagne. Mais dans ces deux pays, les révolutions furent réprimées dans le sang.
13 F. Engels. Critique du projet de programme social-démocrate de 1891.
14 F. Engels. Préface [1891] à La guerre civile en France de K. Marx. Éditions science Marxiste, p. 13.
15 Même si le droit de vote est assuré pour tous, la différence de capital économique et de capital culturel entre la classe bourgeoise et la classe prolétarienne donne toujours l’avantage à la classe bourgeoise. Par exemple, aux dernières élections présidentielles de 2017, sur les 4 principaux candidats, aucun n’était issu du prolétariat. Seul Philippe Poutou pourrait être considéré comme un vrai prolétaire. Nathalie Arthaud faisant parti d’une couche sociale que Gramsci nommait les « intellectuels organiques du prolétariat. »
16 F. Engels. Lettre à Bebel du 18 – 28 mars 1875.
17 La distinction entre les membres de la société quant à leurs rapports avec les moyens sociaux de production.
18 K. Marx. Critique du programme de Gotha. 1875.
19 Marx, Engels, Lénine. Anarchisme et anarcho-syndicalisme : Ecrits choisis, p. 139. New York, International publishers, 1972.
20 Luis Bolin. España, los años vitales, 1967, testimonio sobre los primeros días de la guerra civil. p. 223.
21 Nous devons rester critique et éviter de tomber dans l’idolâtrie des icônes de l’ère communiste. Quel que soit leur bilan,la centralisation du pouvoir entre les mains de leaders tels que Staline, Mao ou Hoxha doit être critiquée, de par sa nature même. Les communistes doivent promouvoir l’exercice le plus total de la démocratie prolétarienne.
22 En 1983, une révolution progressiste, d’inspiration marxiste-léniniste eut lieu au Burkina Faso.
23 Lénine. Ibid. 1917.