Le gouvernement Bayrou aura duré moins d’un an, mais il aura lancé une grande séquence qui, pensait-on, allait animer vertement la rentrée sociale de septembre 2025. Suppression de deux jours fériés (deux jours travaillés non payés aux salariés mais quand même profitables à leurs patrons), gel des pensions de retraite et des allocations chômage pour l’année à suivre (“année blanche”), non-remplacement d’un fonctionnaire sur trois partant à la retraite, réduction de remboursements de frais de santé qui pèseront sur les plus pauvres, et caetera. Bayrou est tombé, mais au moment où s’écrivent ces lignes (octobre 2025), les plaisanteries parlementaires de la République Française, et les propres projets du gouvernement Lecornu II, pourraient amener à ce que le budget austéritaire proposé par Bayrou avant son éviction soit adopté.
Pour qui a un peu d’ancienneté, les cris sur la dette trop élevée sont du réchauffé au micro-ondes. Après le krach financier de 2008, la dette était le sujet à la mode sur les plateaux de télévision – c’était l’époque où on regardait encore beaucoup la télévision. Et tout compte fait, “on” s’en est sorti de cette dette. C’est oublier que si la France a pu passer à une autre séquence progressivement, avec l’élection d’Emmanuel Macron comme Président de la République en 2017, les questions d’endettement ont conduit la Grèce à la banqueroute, à la réduction brutale et massive des dépenses de l’Etat dans les services publics, à la privatisation de nombreux biens jusque-là publics, etc1
Dans le texte qui va suivre, on va se mettre dans les pantoufles d’un bourgeois, qu’il soit de gauche ou de droite. Et la question qui va nous importer est : qu’est-ce qu’il se passe avec cette histoire de dette ?
La dette et l’emprunt
Pourquoi quelqu’un emprunte de l’argent ? Parce que, a priori, il n’a pas les fonds suffisants pour financer un de ses projets, quel qu’il soit. Nous ne sommes pas dans une économie planifiée, mais dans une économie de marché, c’est-à-dire que les marchandises s’échangent entre acteurs à des prix qui varient, et une transaction s’effectue lorsqu’il y a entente entre une marchandise spécifique contre une quantité d’argent. Dans le cas de l’emprunt, la marchandise échangée est le titre de dette : “Je reconnais avoir emprunté 20.000€ auprès de la banque Hise, pour un taux d’intérêt mensuel de 3% du total chaque année pendant 3 ans, donc pour une mensualité de 582 € par mois”. Il y a l’identité de celui qui prête, il y a la somme totale que me prête la banque Hise, il y a le taux d’intérêt que la banque exige contre le prêt de l’argent, il y a le moment où j’aurai remboursé entièrement mon crédit, et il y a ce que je dois rembourser chaque mois à Hise jusqu’au terme de l’emprunt. Au total, je rembourserai à la banque le total emprunté plus les intérêts cumulés sur trois ans, 20.938€.
Que se passe-t-il lorsque la banque me consent le prêt, au niveau de ses comptes ? Elle inscrit que moi, son client, est débiteur pour un montant de 20.000€ ; elle ne fait rien de plus que de me faire un chèque en blanc, aussi simplement que ça : c’est quelque chose qui semble la première fois absurde, mais c’est ainsi. Aussi fou que ça paraisse, la banque ne possède pas l’argent qu’elle me prête, elle fait apparaître de 0 une dette que je lui dois. Elle a un “pouvoir de création monétaire”. Et cette dette issue du néant sera comblée quand je lui aurai remboursé mon prêt : elle m’a donné 20.000€ du néant, et, trois ans plus tard, ce déficit sera comblé par les 20.000€ que j’aurai remboursés, plus, bien sûr, le taux d’intérêt dont le total s’élève à 938€. Ce sont ces 938€ là qui font le bénéfice de la banque.
Il y a une autre manière d’emprunter de l’argent, c’est sans passer par les banques ; par exemple, un vieil oncle écossais richissime multimillionnaire veut bien me prêter ces 20.000€, mais lui aussi demande un intérêt sur cet argent prêté. On prend de l’argent réellement existant, possédé par le capitaliste qui aura accumulé de la richesse. J’ai une dette envers lui, que je lui rembourserai augmenté d’un intérêt.
Le taux d’intérêt auquel consent de prêter le capital financier est différent selon le risque que vous représentez de ne pas pouvoir rembourser votre prêt au final. C’est une somme que vous devrez donner au final à votre prêteur, qui est calculé comme un pourcentage de la somme totale que vous voulez emprunter. Vous devrez trouver, d’une manière ou d’une autre, l’argent nécessaire pour payer cet intérêt. Cet intérêt, il se légitime traditionnellement en disant que ça récompense le risque du prêteur ; en réalité, c’est le résultat d’un rapport de force entre celui qui possède des fonds et celui qui en a besoin. Plus on pense que vous serez un payeur pénible, qui pourrait avoir du mal à rembourser ses mensualités par exemple, et plus on vous proposera un taux d’intérêt élevé. Les agences de notation sont des entreprises privées dont le rôle est, entre autres, de donner des notes aux emprunteurs informant du risque qu’il y a à prêter l’entité notée. Pour ceux qui prêtent, une note basse signifie : “Il y a plus d’argent à se faire parce que le taux d’intérêt est élevé, mais c’est plus risqué”.
Nous sommes dans une économie capitaliste, où des masses d’argent circulent sur les marchés financiers. Si j’ai besoin d’argent, je peux trouver quelqu’un qui a de l’argent, beaucoup d’argent, et qui veut bien le prêter à ceux qui en ont besoin – contre intérêt, bien sûr. Des marchés financiers existent pour cela, selon le type de crédit recherché et qui est l’emprunteur potentiel. Les prêteurs, sur ces marchés, sont des représentants des intérêts des capitalistes, voire directement des capitalistes eux-mêmes, et on les qualifie de capitalistes financiers, pour bien mettre en évidence leur fonction dans le cycle global du capital. Quand une entreprise, une collectivité territoriale2 ou un Etat veut emprunter au capital financier sur les marchés, on dit qu’il émet une obligation, c’est-à-dire une reconnaissance de dette d’un montant fixé qui dit, en substance, “celui qui possède cette obligation m’a prêté tant d’argent que je lui rembourserai à tel taux d’intérêt”. Ce n’est pas une action, parce que posséder une action signifie qu’on possède une part de celui qui a émis l’action, alors que l’obligation est une reconnaissance de dette.
Ainsi, lorsque les Etats veulent trouver de nouveaux fonds, ils possèdent deux solutions : augmenter ou créer des impôts, et émettre des obligations sur les marchés financiers. Ces fonds servent à payer le fonctionnement de l’Etat, et à financer des politiques publiques, des politiques qui sont censées avoir un intérêt économique ou social. Mais fondamentalement, l’Etat cherche à favoriser la croissance, c’est-à-dire faire grossir le volume de marchandises produites et vendues dans son territoire national, ce qui lui permettra de prospérer via les prélèvements fiscaux. En cela, l’Etat est réellement bourgeois, parce que son existence n’a de sens que s’il peut prélever des fonds parmi la richesse créée via le mode de production capitaliste ; si le mode de production de richesses capitaliste cesse d’exister, l’Etat ne peut plus exister financièrement, et donc ne peut plus exister concrètement. Le principe, c’est que le gâteau de la richesse augmente si et seulement si les entreprises sont plus productives, et pour cela les capitalistes ont deux solutions : ou bien ils rendent chaque travailleur plus productif de richesse, que ce soit par l’augmentation de l’intensité du travail, l’ajout de nouvelles machines, ou bien ils inventent de nouvelles marchandises qui trouvent preneurs, c’est-à-dire qu’ils innovent. Ainsi, l’Etat est susceptible de mettre au point de nouvelles politiques économiques, qui auront pour but de stimuler la productivité du travail ou l’innovation.
Le financement de l’Etat est un processus capitaliste, similaire à celui qui actionne la concurrence entre entreprises : c’est une lutte pour le marché, un combat pour avoir la plus grande compétitivité (attirer des capitaux étrangers par une productivité plus grande, et donc un profit imparable plus important). Les relations entre Etats dans le capitalisme donneront toujours des gagnants et des perdants relatifs, sans qu’il soit possible d’avoir un partage équitable et pérenne des richesses. Les relations entre nations, sous le capitalisme, seront toujours séparées des espoirs d’entente que portent les militants internationalistes.
Machinerie financière
Lorsqu’à Noël on reçoit de l’argent, on peut soit le dépenser, soit le garder et l’épargner. S’il est dépensé, il retombera dans les comptes d’entreprises capitalistes, et cette somme peut à son tour soit être dépensée, soit épargnée. On se ramène dans les deux cas à l’épargne. Enlevons de l’équation le fait de garder de l’argent sous son oreiller au lieu de le mettre en banque ; ce n’est pas important pour la suite du raisonnement, et ça ne gêne pas à la compréhension de ce qui va suivre.
Lorsqu’un travailleur classique met son argent en banque, il sait qu’il recevra lui-même des intérêts sur son dépôt. C’est la banque qui fait ses magouilles pour arriver à nous verser cet intérêt. Mais lorsqu’on a suffisamment d’argent, on devient plus pointilleux sur les effets qu’il peut avoir, et en particulier sur l’usage que la banque va faire de cet argent. Car c’est bien le cas : l’argent épargné par la banque ne reste pas à attendre que les choses arrivent, il est mis au travail3. L’argent est alors mis à la disposition directement par la banque pour l’achat d’actions ou pour le financement d’une institution quelconque, via des opérations financières sur les marchés correspondants ; c’est la responsabilité de la banque d’avoir les fonds nécessaires dans ses coffres pour pouvoir vous rembourser si vous désirez à un moment retirer toute votre épargne, soit sous forme de billets et pièces (on dit alors qu’elle doit posséder suffisamment de liquidités), soit sous forme électronique (elle peut alors dans ce cas faire un jeu comptable, comme dans le cas de la “création monétaire” évoquée plus haut).
Mais lorsque vous êtes suffisamment riche, votre banque vous alloue un conseiller spécialement dévolu à la gestion de votre fortune, ou vous avez même directement un conseiller financier que vous rémunérez pour ces opérations. Dans ce cas, il y a un pilotage plus précis des opérations pour lesquelles votre argent peut être employé, avec votre accord explicite pour chaque opération. Dans ce cas, vous décidez dans quels projets votre argent sera placé : vous décidez des placements financiers de votre fortune. Vous pouvez soit acheter des actions d’entreprises, vous donnant droit à une part des profits potentiels de celle-ci, ou prêter votre argent contre intérêt. Vous pourriez aussi jouer au trader et vous amuser à spéculer sur les différents taux économiques du monde financier, mais ce n’est pas pertinent de traiter cet aspect ici.
Que se soit la banque ou vous directement, une fois les placements effectués, vous en tirez un profit – dans le cas du travailleur normal, ce profit vous est en partie rétribué dans le taux auquel la banque rémunère l’épargne que vous lui avez confié. Les capitalistes, en fin de compte, vont ajouter ce profit à leur capital, et leur seul objectif est de faire grossir leur capital, encore, encore, et encore. C’est le processus général d’accumulation du capital, qui est le guide principal des actes des capitalistes.
Coup à trois bandes
Imaginons : vous voilà, après une rude campagne politique, à la tête d’un nouveau gouvernement. Classé à gauche sur un programme de réformes sociales, vous avez bataillé pour la justice fiscale. Les marchés financiers, on vous l’a dit, n’aiment pas trop ces histoires de redistribution. Aussi, les cours en Bourse ont, dès le lundi matin, commencé à dévisser : les capitalistes financiers parient que vous allez aggraver la situation, et donc vendent leurs actions dans les entreprises nationales ; en conséquence, les agences de notation baissent la note de la France, affichant clairement la défiance du capital à votre encontre.
La situation est grave, mais vous avez les reins solides, et vous voulez trouver des fonds pour financer vos politiques sociales redistributives. Même si vous êtes un réformiste, vous n’avez pas peur de combattre le monde de l’argent. Donc : où trouver l’argent ?
Vous êtes de gauche, et vous savez que dans ce pays, il y a eu beaucoup de cadeaux faits aux capitalistes et aux riches. Par exemple le Crédit d’Impôt pour Compétitivité et l’Emploi (CICE), mis en place sous la présidence du social-traître François Hollande, a consisté en des baisses d’impôts sur les sociétés pour “redonner aux entreprises des marges de manœuvres pour investir, prospecter de nouveaux marchés, innover, favoriser la recherche et l’innovation, recruter, restaurer leur fonds de roulement ou accompagner la transition écologique et énergétique grâce à une baisse du coût du travail4”. Si on cherche à être le plus généreux possible (et on est en vérité très généreux sur le coût et les effets réels du CICE dans ce qui suit), ce dispositif aurait coûté 145 milliards d’euros entre 2014 et 2020, et aurait créé ou sauvegardé 140.000 emplois sur la même période5. 145 milliards divisés par 140.000, ça nous donne un peu plus de 1 million par travailleur par an, ou un salaire mensuel par travailleur de 86.000 euros par mois. Très cher payé pour peu de résultats au final ; on se rappelle qu’à l’époque de sa mise en place, le secrétaire général du syndicat patronal Medef de l’époque avait fait miroiter la création d’un million d’emplois, et un pin’s avait même été confectionné pour l’occasion. On aurait pu tout aussi bien donner cet argent à des chômeurs, qui l’auraient au moins dépensé, et auraient remis cet argent dans le circuit économique.
Mais assez rêvassé sur le passé : comment va-t-on trouver de l’argent ? Première solution : augmenter les impôts, et d’abord ceux sur les plus riches. Mais, problème, cela demande du temps, et il faudra attendre la fin de l’année fiscale pour en recevoir les bénéfices. Alors on appelle le Ministre de l’Economie, un ancien banquier, certes, mais de gauche. Il a de mauvaises nouvelles : les riches refusent de payer quelque nouvel impôt que ce soit, sinon ils menacent de s’exiler à l’étranger. On peut bien sûr lancer le combat politique contre eux, mais le résultat n’est pas certain, et les conséquences potentielles peuvent être financièrement difficiles à assumer : la France finirait comme la Grèce, acculée contre un mur par la Troïka – Commission Européenne, Banque Centrale Européenne, Fonds Monétaire International. Votre ministre est pénible, mais il a raison en tout cas à court terme ; s’il est pertinent d’engager le combat plus tard, il faut agir très vite. Il vous propose alors une voie de compromis : discuter directement avec un grand patron français, qui a été missionné par ses pairs pour entamer les discussions avec votre gouvernement de gauche radicale. Vous acceptez, et votre ministre vous informe que vous allez recevoir un appel dans quelques minutes.
Et c’est le cas : à l’autre bout du fil, un patron d’industrie, personnellement milliardaire. Passées les politesses, il entre très rapidement dans le concret : hors de question ne serait-ce que d’imaginer que lui et ses semblables vont accepter ne serait-ce qu’un euro d’impôts supplémentaires ; sinon ce sera exil fiscal, délocalisations et grêve des patrons dans la semaine. Mais il propose quelque chose : “Nous sommes d’accord pour aider la nation, et nous proposons de prêter de l’argent à votre gouvernement, au taux courant sur les marchés. Nous ne voulons pas participer au chaos.”
Et le piège se referme. Un impôt, c’est confiscatoire : l’Etat vous prend 100 millions, et les dépensera à autre chose. Le prêt, lui, c’est un emprunt qui sera remboursé, et auquel sera ajouté un intérêt qu’il faudra bien trouver quelque part. Non seulement on vous prête 100 millions qui ne servent à rien vue l’immense fortune de ces capitaines d’industrie, mais on les leur rendra, et on les félicitera de quelques millions supplémentaires. Il y a donc un rapport de force qui se tient sur la question de l’impôt et de l’emprunt, et c’est l’état de ce rapport de force qui permet de trancher entre les aspirations des réformateurs sociaux et celles du patronat. Cet argent emprunté, il s’ajoute à la dette de l’Etat, qui court sur des dizaines d’années, et dont un des postes de dépense est le remboursement des intérêts décidés en échange de l’accord de prêt. Par exemple, les intérêts à rembourser sur les différents prêts de l’Etat français, et les intérêts seulement, s’élèvent à 54 milliards d’euros à date d’octobre 20256. Pour comparaison, 54 milliards d’euros, c’est à peu près le budget annuel total de l’armée française : salaires, achats d’armes, loyers, alimentation, déplacements, déploiement sur terrains, etc. Les estimations pour l’année 2026 prévoient que le budget uniquement destiné au remboursement des intérêts de la dette sera au niveau du budget total de l’Education Nationale (salaires des personnels et enseignants, matériel pédagogique, loyer des bâtiments, construction de nouveaux bâtiments, entretien des locaux, chauffage, etc. de l’ensemble des écoles, collèges et lycées français7).
La dette est un instrument financier qui est issu du rapport de force politique entre différentes fractions de la bourgeoisie, entre celle qui joue les intérêts économiques de la grande bourgeoisie, et la tradition plus républicaine qui défend une forme de défense de l’intérêt collectif de la nation et de l’Etat. Quoi qu’il en soit, une dette publique est toujours à comprendre dans la dynamique plus large de la lutte des classes, car son existence est une confiscation de la valeur produite par les travailleurs ; c’est un noeud coulant qui ne prend sens que parce que le jeu financier capitaliste a pu imposer sa loi aux différents États, alors que les solutions fiscales ont été démonétisées. La dette est une roublardise des grands capitalistes, et du capital financier, qui pèse sur les peuples. On entend régulièrement que “la dette est un fardeau pour nos petits-enfants et nos enfants” ; or, une dette étant transmissible, les enfants des capitalistes financiers profiteront de la dette d’Etat conclue par leurs parents, et le poids de la dette pèsera non pas pas sur “nos” petits-enfants mais sur les petits-enfants des prolétaires.
Les fins
Une question importante est de savoir à quoi cette dette est utilisée un peu plus précisément. Car une dette est contractée par l’Etat pour financer son fonctionnement courant, ou parce qu’il ne dispose pas, au moment où il la contracte, des fonds nécessaires pour mettre en place une politique publique. C’est la question des politiques publiques qui nous importe, un peu comme il a été vu précédemment à propos du CICE.
Une partie de ces politiques cherchent à avoir une influence sur le climat économique national, que ce soit pour stimuler la croissance, réduire le chômage, inciter à l’innovation technologique, etc. En particulier, il y a à présent un usage intensif des politiques de l’offre. Ces politiques consistent à donner de l’argent aux entreprises pour qu’elles embauchent des personnes ou pour qu’elles fassent des investissements productifs : de la recherche interne pour concevoir de nouveaux produits, ou innovations techniques permettant une plus grande productivité de l’entreprise. Cette vision est pourtant largement bancale : dans la plupart des cas, une entreprise n’embauche pas parce qu’elle n’en a pas besoin : à quoi lui servirait de produire plus si on n’a pas d’acheteurs supplémentaires ? C’est parce que ce qui est produit est vendu que l’entreprise fonctionne, et rien dans son fonctionnement demande à ce qu’elle ait besoin d’augmenter ses capacités de production. La création d’emploi dans un Etat n’est pas dûe à la bonne ou la mauvaise volonté des entreprises, mais à l’état de l’économie nationale en général : quelle est la croissance de la production, quelles sont les perspectives de ventes, quel est le prix des marchandises concurrentes. Et il est de même peu envisageable qu’une entreprise innove d’elle-même, par auto-conviction : dans le capitalisme, c’est l’existence des entreprises concurrentes qui vont pousser chacune à innover pour se différencier et obtenir des parts de marché supplémentaires.
La politique de l’offre, si elle est faite dans un contexte économique qui n’y est pas profitable, ne peut que mettre de l’argent dans les poches du capital, parce qu’il n’y a pas de perspectives pour lui de faire plus de profit avec cette manne supplémentaire.
Comme cela avait été dit avec le CICE, avec l’argent mis dans les politiques de l’offre, on aurait pu donner gratuitement de l’argent à tous les chômeurs que cela aurait eu le même effet sur les équilibres macroéconomiques, sauf qu’en plus les chômeurs auraient dépensé cet argent, qui serait retourné dans le circuit économique.
Fondamentalement, pour quelle raison existe-t-il une dette d’Etat ? Parce que les recettes ne sont pas suffisantes pour couvrir les frais que l’Etat met en mouvement. Ainsi les politiques d’allègement fiscaux minent les capacités de financement de nombre de services publics, qui doivent donc se financer par l’endettement. Les différentes politiques néolibérales conjuguent la baisse des impositions à la déstructuration des services publics, et c’est bien logique : si vous avez enlevé des impôts, vous aurez un manque à gagner pour financer les différents services. De là, soit vous coupez dans les dépenses, et c’est l’austérité, soit vous prolongez l’endettement. Mais cet endettement devra un jour être remboursé, et les créanciers feront en sorte que vous payiez. Les différentes forces institutionnelles représentant les créanciers (FMI, Banque Mondiale, Commission Européenne) entreront en jeu pour que l’Etat puisse honorer ses dettes, même s’il faut mettre la population dans un état de grande violence sociale. La France, pays riche, n’est certes pas la Grèce, mais les capitalistes viendront tôt ou tard demander leur dû, comme le font les fonds vautours rachètant à bas prix la dette des États en difficulté pour en exiger ensuite le remboursement intégral, avec profit.
Conclusion
Beaucoup d’économistes de gauche – keynésiens, post-keynésiens, voire régulationnistes – ne croient pas que la dette d’Etat soit toujours un problème. Ils argumentent que la dette, lorsqu’elle sert à investir dans l’appareil productif ou à financer des politiques sociales redistributives, permet d’entrer dans un cercle vertueux économique, par effet de boule de neige. Leur hypothèse principale est que l’Etat peut intervenir dans l’économie, comme il a pu le faire durant les Trente Glorieuses, par des politiques ciblées basées sur la demande, c’est-à-dire donner de l’argent aux consommateurs directement ou indirectement. Ils oublient que, si ces solutions ont été le lot commun des Etats capitalistes de la fin de la Seconde Guerre Mondiale aux années 70, elles sont devenues inefficaces par la suite, et c’est ce qui a pu légitimer le changement de paradigme vers le néolibéralisme. Ces différents courants devraient avoir une explication à cette fin de l’efficacité des politiques d’investissement public de la fin des années soixante-dix, et voir en quoi la situation du capitalisme actuellement, c’est-à-dire près de soixante ans après la fin de leur “Âge d’Or”, est oui ou non propice à ce que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. Effectivement, d’un point de vue réformiste, relancer la machine économique par un Green New Deal ou une autre forme de politique se comprend, et peut sembler désirable. Mais est-ce que cette solution, qui consiste à permettre à un pays ou à un groupe de pays de s’en sortir mieux relativement aux autres, donc à jouer la concurrence entre nations, est aussi désirable que cela, ou est-ce qu’il ne s’agirait pas plutôt de sortir franchement de la mise en concurrence des peuples entre eux selon leur coût du travail respectif ? On peut bien sûr dire qu’il est plus important de faire quelque chose maintenant plutôt que d’attendre une très hypothétique révolution mondiale prolétarienne, et c’est un argument qui s’entend et qui a du poids. Simplement, réformistes et révolutionnaires ne voient pas les choses sous le même angle, n’ont pas la même conscience des rapports de force, et n’ont pas le même sens de la durée, de la priorité, des enjeux premiers.
Quoi qu’il en soit, la dette est un problème, même si ce n’est pas le point de vue défendu par les économistes de gauche, c’est-à-dire les économistes bourgeois de gauche. Ce n’est pas pour les injurier de dire qu’ils sont bourgeois : de fait, ils ne voient les perspectives économiques que dans le cadre du financement par l’endettement sur les marchés, et donc en utilisant les cadres bourgeois actuels. La dette est un problème parce qu’elle est une facétie du capital financier, et les personnages politiques qui en ont été les agents actifs ont prouvé autant leur inconséquence que leur incompétence : prôner la fuite en avant, et refuser le rapport de force avec le capital, qui détient toutes les ficelles et tous les leviers. La dette n’est pas seulement un problème économique, mais aussi un outil de domination politique. En plaçant les États sous la dépendance de leurs créanciers, elle conditionne leurs choix budgétaires et oriente leurs politiques dans le sens des intérêts du capital. Ce mécanisme perpétue une forme de tutelle financière qui vide de leur substance les marges de décision politique que promeuvent les forces de gauche réformiste.
En réalité, les patrons, particulièrement français, sont incompétents dans leur quête de profit et de hausse de la production : ils sont dans des perspectives de hausse du profit, avec un manque criant mis dans l’investissement productif et l’innovation. Et les chefs de l’économie sont défaillants concernant les défis qui s’annoncent à l’horizon, tant au niveau climatique que social, avec l’inéluctabilité du vieillissement de la population, et la hausse de la pauvreté de notre génération. Les solutions sociales-démocrates et réformistes ne peuvent pas mettre un terme à la mécanique de l’endettement, tout au plus peuvent-elles être de meilleurs gestionnaires en augmentant les taxes des plus riches momentanément. Retirons maintenant nos pantoufles de bourgeois et posons nous une question finale : devons nous lutter pour desserrer la corde ou la couper ?
- On peut lire sur le site du Monde cet article réservé aux abonnés (mais c’est contournable…) qui revient, dix ans après la trahison du gouvernement de gauche radicale Syriza, sur les effets de l’austérité grecque. Sous sa pudeur bien compréhensible pour un organe détenu par des millionnaires, l’article oublie d’expliquer que cette cure austéritaire corsée ne s’est achevée que par hasard, à cause des aides de l’Europe pour réguler la crise due au Covid-19 et la forte inflation qui en a suivi. Le think-tank jobastro-néolibéral IFRAP a commis un article qui ne peut masquer les échecs et la violence des mesures austéritaires qui ont encore des effets sur la population grecque.
- En France, ce peut être une commune, une collectivité de communes, un département, une région, etc.
- Pour les travailleurs français, le livret est une méthode commune pour épargner de l’argent. Selon le livret d’épargne choisi, les fonds seront alloués à différentes sortes de projets, comme on peut le lire sur cette page.
- Selon les termes du Ministère de l’Economie (octobre 2025).
- D’après la page Wikipédia correspondante
- D’après les données du gouvernement
- Il faudrait différencier plus en détail les établissements publics et établissements privés sous contrat, mais cela n’est pas pertinent pour la comparaison.