Dimanche 10 novembre 2019, le gouvernement socialiste bolivien dirigé par Evo Morales depuis 2006 est victime d’un coup d’État militaire. Le président, figure de proue du « socialisme du XXIe siècle » est contraint de fuir vers le Mexique, tandis que ses soutiens sont forcés à la démission.
Après trois élections triomphantes et treize ans d’exercice du pouvoir, Evo Morales est chassé du pouvoir par l’action conjointe de la police et de l’armée. Malgré un bilan jugé positif par les citoyens boliviens, la contestation était en germe dans une opposition refusant la troisième réélection de Morales à la tête du pays.
Élu en 2006, il est le premier président indigène du pays. Farouche opposant au néolibéralisme et à l’impérialisme américain, il a mené une politique sociale à la faveur des travailleuses et des travailleurs qui a aboutie à la division par deux du taux de pauvreté.1
Le 20 octobre 2019, il est élu pour un quatrième mandat à la tête du pays avec 47 % des suffrages.2 L’opposition appelle à la grève générale et à la mobilisation dans la rue. Le 10 novembre, face à la montée des tensions avec une partie de la population, de la police et de l’armée, Morales annonce la tenue d’une nouvelle élection. Trop tard, le chef des armées le contraint à la démission.
Ce coup d’État survient dans un contexte de droitisation extrême de l’Amérique Latine redevenant la chasse gardée des États-Unis depuis l’élection de Jair Bolsonaro au Brésil. Il consacre l’échec de la social-démocratie en Amérique du Sud. Nous analyserons successivement ces deux points.
Mais avant tout, un peu de contexte.
Le socialisme bolivien
De 1964 à 1982, la Bolivie est soumise à une dictature militaire soutenue par la C.I.A. Sous la dictature du général Banzer dans les années 1970, la « doctrine de sécurité nationale » interdit tout activité politique et syndicale.3 La question de la production de la cocaïne amène à la rupture avec les États-Unis. Un processus démocratique s’engage.
Les présidents suivants vont libéraliser l’économie, en suivant l’orthodoxie néolibérale du F.M.I : réduction du déficit budgétaire, étouffement du secteur publique, austérité. Les classes populaires, libérées de l’autoritarisme militaire, subissent les affres du néolibéralisme triomphant.
Dans les années 2000, le mécontentement social se cristallise autour des « Guerres de l’eau et du gaz ».4 Cette instabilité politique et ces revendications populaires mènent Evo Morales, un meneur syndicaliste socialiste d’origine paysanne et amérindienne, au poste de président de la Bolivie.
Les réformes sociales se multiplient. La compagnie nationale YPFB5 devient la seule entreprise autorisée à exploiter les hydrocarbures. L’argent coule à flot. La hausse des revenus de l’État permise par ces nationalisations permet au gouvernement de diriger plusieurs réformes sociales : un minimum vieillesse pour les personnes de plus de 60 ans ; gratuité des frais médicaux des femmes enceintes et des enfants pour combattre une mortalité infantile encore forte ; une aide est versée par l’État social aux parents dont les enfants sont scolarisés. En 2018, Morales parvient à institutionnaliser sa réforme phare : le Système unique de santé permet à tout les Boliviens d’accéder gratuitement aux soins médicaux.
Ces réformes sociales sont secondées par une réussite économique. Le PIB par habitant a triplé lors de la présidence de Morales, la pauvreté est divisée par deux. La Bolivie, jusqu’à aujourd’hui, était l’un des pays les plus prospères et stables de l’Amérique du Sud. En 2013, sa croissance de 6,5 % était un record pour le pays.
La Constitution de 2009 entérine l’interdiction des discriminations sur la base du genre et de l’attirance sexuelle. Les personnes transgenres peuvent, depuis 2016, changer leur nom et leur sexe sur leur papier d’identité. La question de l’émancipation des femmes est une réussite en Bolivie. En 2017, la Bolivie était le deuxième pays avec la plus importante proportion de femmes à l’Assemblée nationale, avec 52 % de parlementaires féminins.6
Si les réformes politiques et économiques ont été acclamées par les travailleuses et les travailleurs, elles ont concentré la véhémence des élites économiques contre le gouvernement. Pour saper la légitimité des revendications des classes possédantes, Morales remis son mandat en jeu lors du référendum du 10 août 2008. C’est la consécration : Morales l’emporte avec 67 % des voix.
Le coup d’État militaire
En 2016, la volonté d’Evo Morales de briguer un quatrième mandat est refusée par référendum. Des enquêtes judiciaires, lancées à la suite d’accusations de corruption par l’opposition, sont ouvertes. Le président est cependant innocenté. Ces accusations calomnieuses n’ont été invalidées qu’après le référendum. Elles ont joué sur son issue.
En 2017, le Tribunal constitutionnel bolivien, sous la pression du Mouvement vers le Socialisme,7 supprime la limitation des mandats présidentiels. Ce droit avait déjà été modifié 2009 pour permettre à Evo Morales de briguer un troisième mandat.
Malgré la résolution du Sénat des États-Unis du 10 avril 2019, demandant au président bolivarien de ne pas se représenter, Morales annonce sa candidature.
Une crise politique naît le 21 octobre 2019 suite aux dépouillements des scrutins donnant Evo Morales en ballottage face à son adversaire de droite Carlos Mesa. Des protestations et des émeutes éclatent. Morales assoit sa victoire le 24 octobre et dénonce la grève générale lancée par l’opposition bourgeoise comme une tentative de coup d’État.
Qu’importe que le président ait été proclamé vainqueur avec 47 % des voix, les manifestations s’amplifient. Devant l’ampleur des contestations et des mutineries policières, Evo Morales annonce la tenue d’une nouvelle élection. Quelques heures plus tard, le coup d’État militaire abroge le pouvoir du gouvernement socialiste. 10 ans après une première tentative de coup d’État militaire, le régime est tombé.
La faillite du « socialisme du XXIe siècle »
Ce coup d’État s’ancre dans un processus de droitisation et de fascisation de l’Amérique Latine.
De nombreux États sud-américains, ayant souffert de la Doctrine Monroe au XIXe siècle8 et des dictatures militaires soutenues par les États-Unis durant la Guerre Froide, avaient procédé à une tentative de libération nationale vis-à-vis de l’impérialisme américain.
C’est le but sous-tendu par ce que les commentateurs ont surnommé le « socialisme du XXIe siècle ». Le « socialisme du XXIe siècle » est fondamentalement sud-américain et anti-impérialiste. C’est le cas du Venezuela de Hugo Chávez (1999 – 2013), du Brésil de Lula (2003 – 2011), de l’Équateur de Rafael Correa (2007 – 2017) et de la Bolivie de Morales (2006 – 2019).
Le postulat de départ est la poursuite d’une alternative au mode de production capitaliste, tout en s’éloignant des modèles socialistes du XXe siècle, décrédibilisés par la défaite du communisme.
Dans les faits, le « socialisme du XXIe siècle » est plus anti-libéral qu’anti-capitaliste. Il marque le retour des politiques keynésiennes, abandonnées depuis les années 1980. Se revendiquant du marxisme, Correa, Chávez et Morales furent les plus radicaux en nationalisant des secteurs clés de l’économie et en tentant d’entreprendre des réformes agraires au profit de la paysannerie pauvre. Lula, quant à lui, refusait de remettre en cause le marché, préférant allier l’État providence au libéralisme économique.
La réussite économique et sociale des projets socialisants de ces nouveaux États providences est bien connue. Pourtant, tout ces régimes ont été renversé. Ces régimes portaient en germes des contradictions les conduisant à leur fin.
Ce qui fit défaut à ces régimes, malgré les positives intentions de base, c’est leur refus de la radicalité. Les capitalistes et les propriétaires fonciers, affaiblis, conservèrent leur supériorité économique sur le prolétariat et la paysannerie. Même après une révolution socialiste, les classes exploiteuses restent encore plus fortes économiquement, culturellement et politiquement que les classes exploitées. Il faut donc briser leur résistance.
Pour qu’une société socialiste puisse durablement s’installer, les demi-mesures ne fonctionnent pas. Les exploiteurs retrouveront, tôt ou tard, le moyen de faire basculer le rapport de force en leur faveur. Il faut donc tendre vers l’abolition des classes sociales afin d’empêcher le retour d’une bourgeoisie puissante et soutenue par l’armée réactionnaire et les États-Unis.
L’erreur de ces différents régimes fut de ne pas avoir collectivisé les terres afin de priver les propriétaires fonciers de leur puissance économique. Les nationalisations ne sont pas allées assez loin, et les capitalistes restaient puissants. La nationalisation des industries n’ont pas de sens quand les travailleuses et les travailleurs ne détiennent pas le pouvoir politique ; mais avant cela faudrait-il que la social-démocratie ait confiance dans la capacité du prolétariat à exercer le pouvoir.
Le keynésianisme n’est pas anti-capitaliste. Le but primaire de la nationalisation de secteurs clés est de pouvoir relancer la consommation des ménages les plus pauvres. En résulte l’enrichissement d’une aristocratie prolétarienne et d’une petite-bourgeoisie dont les intérêts de classe sont devenus antagonistes aux intérêts de la majorité des travailleuses et des travailleurs.
L’hégémonie culturelle bourgeoise s’est maintenue. Elle aurait dû être combattue par une solide propagande prolétarienne. L’État social aurait dû s’approprier l’hégémonie médiatique et empêcher les médias bourgeois de diffuser à longueur de journée leur propagande.
De plus, une idéologie progressiste aurait dû être diffusée dans l’armée. Force de coercition centrale d’un État, l’armée est aussi des plus réactionnaires. C’est avec son soutien que s’effondre le gouvernement bolivarien et que s’affirme la puissance politique du brésilien Bolsonaro.
Un des problèmes majeurs concernant l’armée, c’est que les États conquis par le pouvoir socialiste ne l’ont pas transformée en profondeur. Les cadres et l’idéologie réactionnaires sont encore majoritaires au sein de l’armée, qui se retournera sans peine contre le gouvernement progressiste. C’est ce qu’il s’est passé dimanche 10 novembre en Bolivie.
L’erreur fondamentale de Morales fut de ne pas avoir élevé le niveau théorique et politique des militants du parti afin que le parti puisse garder le pouvoir après l’éviction du président de la vie politique. Si Morales a dû faire modifier la Constitution pour briguer un nouveau mandat, c’est que le socialisme bolivien pesait de tout son poids sur ces épaules. La personnification de son pouvoir et les subterfuges employés pour le conserver se sont retournés contre lui.
La faillite de la social-démocratie latino-américaine laisse la voie pavée pour la victoire du néolibéralisme, de l’autoritarisme et du fascisme.
Les temps sont obscurs.
1 Passant de 38 à 15 %.
2 Contre 36 % pour son adversaire Carlos Mesa.
3 Christian Rudel, La Bolivie, Paris, Karthala, 2006.
4 La « guerre de l’eau » est une série de mobilisations sociales entre janvier et avril 2000. De grandes manifestations populaires éclatèrent suite à la privatisation du système municipal de la gestion de l’eau à Cochabamba. La « guerre du gaz » culmine lors du blocage de la capitale La Paz et s’achève par la chute du président multimillionnaire Gonzalo Sanchez de Lozada en 2003.
5 Yacimientos Petrolíferos Fiscales Bolivianos.
6 « En Bolivie, les femmes font-elles la loi ? », TV5 Monde, 10 novembre 2017
7 Le MAS-IPSP, le parti socialiste dirigé par Evo Morales.
8 Cette doctrine visant à assurer l’indépendance des États-Unis vis-à-vis de l’Europe est aussi fondée sur l’impérialisme américain en Amérique Latine, considérée comme chasse-gardée. La mer des Caraïbes devient la mare nostrum étasunienne et les États-Unis resserrent leur prise économique, politique et militaire sur l’Amérique centrale et du Sud.