Pourquoi écrire un article sur la camaraderie ?
Camarade ! Plus qu’une simple formule qui sert à désigner ou à apostropher les personnes avec lesquelles nous militons quotidiennement, c’est un terme qui renvoie à une idée plus générale : la camaraderie. Le sujet peut paraître assez léger, voire très secondaire, mais en réalité, il s’agit de comprendre la nature et les forces qui nous lient entre militants révolutionnaires. Car ces relations si particulières influent forcément sur notre pratique collective. En cherchant à comprendre et à interroger la camaraderie, c’est une réflexion plus générale sur nos pratiques militantes que nous entreprenons. En effet, comment appréhender les questions de la critique ou de l’autocritique (toutes deux fondamentales pour toute organisation sérieuse) si nous ne comprenons pas avant les relations sociales nous unissant autour d’une lutte révolutionnaire ? Nous verrons par ailleurs pourquoi la camaraderie saine et sincère est une nécessité absolue à notre époque.
Camarade ?
Avant toute autre chose, il nous faut définir ce qu’est cette fameuse camaraderie. Si le terme semble venir du jargon militaire, il est également très utilisé dans les milieux politiques de gauche, que ce soit chez les anarchistes, les sociaux-démocrates et bien sûr les communistes. Initialement, ce mot paraît donc être utilisé pour nommer des gens avec qui on a une activité ou un sort commun. Dans le cadre qui nous intéresse, ce terme désigne la relation qui unit les militants d’une même organisation ou orientation politique (plus ou moins élargie). Il renvoie aussi bien à l’idée d’appartenir à un groupe politique avec une identité propre, qu’à l’idée plus générale d’universalisme et d’égalité : dans la lutte, nous devenons des camarades, des compagnons dans le combat pour l’émancipation des travailleurs. Aujourd’hui, cette appellation peut paraître datée et même être considérée comme une relique folklorique du passé du mouvement. Cependant, ce terme renvoie bien à une réalité particulière des relations dans le monde militant. La définition très conventionnelle que l’on a avancée jusque-là semble trop réductrice et ne décrit pas la nature de la camaraderie ni ce que cette dernière permet. Penchons-nous donc plus précisément sur cette notion si particulière.
Voyons ce qu’implique concrètement la camaraderie
Ces définitions abstraites nous permettent d’avoir une idée générale de ce concept, mais pas de comprendre la nature profonde de ce lien. Il faut donc s’interroger sur la façon dont cette camaraderie s’incarne concrètement. Cette relation profonde entre militants se forge au fil des actions, du labeur commun et des victoires, mais aussi lors des défaites. En effet, c’est justement après une défaite cuisante ou dans les moments de creux, lorsque le moral est au plus bas, que ce sentiment peut grandement se renforcer, à condition que le groupe se maintienne et continue d’avancer. Les liens créés entre compagnons d’infortune ou de victoire sont alors particulièrement forts et durables.
Comme nous le disions, la camaraderie n’est pas un lien affinitaire (même si ces sentiments naissent naturellement à force de côtoyer les mêmes personnes), mais bien un lien d’ordre politique qui se constitue dans la lutte, autour d’un objectif commun et de principes nous unissant. C’est pour cette raison que l’appellation « copain » ou « copine », très utilisée chez une génération de militants (ceux qui ont entre 30 et 45 ans notamment), en plus de faire ricaner, est impropre et n’exprime pas la même idée. Au final, mettre en place une relation de camaraderie contribue à dépasser les considérations d’ordre strictement affectif, qu’il s’agisse d’amitié ou au contraire d’inimitié ; de faire primer le collectif sur les considérations particulières.
On se rend compte de la force et de la portée de cette relation lorsqu’on va à la rencontre de camarades communistes d’autres pays. Malgré des contextes qui peuvent légèrement diverger, les réalités quotidiennes et le combat que nous menons dans nos pays respectifs créent immédiatement les bases des rapports que nous venons de décrire. Nous avons l’impression d’aller militer aux côtés d’une autre section locale de notre organisation et c’est justement comme cela que doit se matérialiser l’internationalisme. À terme, nous devrons œuvrer pour n’être que la section française d’une organisation communiste internationale. C’est pour cela que la camaraderie est fondamentale pour développer une conscience de classe dépassant les frontières et ainsi constituer un internationalisme concret et vivant.
L’importance de la critique entre camarades
Nous ne naissons pas communistes. Nous faisons des erreurs et nous nous perfectionnons tout au long de notre vie militante ; nous ne sommes pas infaillibles et il est parfois très compliqué de prendre du recul sur sa propre pratique politique. Dans ces moments-là, il est plus facile de recevoir une critique extérieure que de faire son autocritique. Pour reprendre les mots de Gaston Monmousseau :
« Si ma manche est déchirée au coude, mon voisin le découvrira plus facilement que moi-même. On vit dans sa peau et on n’y voit pas toujours clair, on devrait être reconnaissant aux amis qui nous ouvrent les yeux comme au médecin qui vous avertit du danger ».
En tant que communiste, j’espère que mes camarades, les gens avec qui je milite chaque jour et aux côtés desquels je m’améliore continuellement, n’hésiteront pas à me reprendre et à me conseiller si je fais une erreur. L’attitude inverse, celle qui consisterait à ne pas me remettre en question et à considérer que les critiques qui me sont faites sont forcément injustes, témoigne d’un individualisme incompatible avec la lutte que nous menons et est une des conséquences de la morale bourgeoise qui place la liberté abstraite au centre de son idéologie. Pour emprunter une nouvelle fois une formule à Gaston Monmousseau :
« Les blessures d’amour-propre, l’esprit de suffisance […] sont les manifestations typiques de la morale et de l’individualisme petit-bourgeois basé sur l’appropriation individuelle des richesses et moyens de production : la liberté individuelle d’exploiter autrui, l’individu au-dessus de tout, libre de mentir, de se débrouiller aux dépens de n’importe qui, etc. ».
Or aujourd’hui, la mode de la « bienveillance » (de l’anglais, care) dans le monde militant empêche en grande partie de porter des critiques qui sont pourtant souvent nécessaires. Agir avec bienveillance dans un cadre politique consiste à ne surtout pas froisser ou contrarier la personne avec qui nous sommes en désaccord ou qui ferait une erreur flagrante, quitte à prendre des pincettes à l’excès, euphémisant donc le propos initial, ou même en se censurant totalement et en n’osant pas porter la critique. La dictature des bons sentiments et de la pseudo pureté morale empêche une grande partie des critiques que nous pouvons faire aux camarades. Cette tendance s’observe particulièrement dans les organisations de masses, dans lesquelles des camarades moins expérimentés sont très influencés par l’idéologie libérale ambiante. Or ce sont justement ces primo-militants qui ont besoin d’un regard extérieur sur leurs pratiques. Pour ces raisons, nous, militants communistes, devons combattre les tendances individualistes et libérales au sein de nos organisations et les remplacer par des relations basées sur la camaraderie et le respect. Et c’est précisément parce que nous nous respectons et que nous estimons l’intelligence et la discipline de nos compagnons de lutte que nous avons le devoir de ne pas taire une critique qui pourrait nous faire évoluer collectivement.
La nécessité de maintenir et développer la camaraderie dans nos organisations à l’heure actuelle
En guise de conclusion, il nous faut expliquer pourquoi cette camaraderie est aujourd’hui encore plus importante qu’auparavant. Comme nous venons de le développer, pouvoir adresser une critique à un camarade est obligatoire si nous voulons progresser et faire fonctionner l’organisation politique. Or aujourd’hui, l’individualisme, la morale bourgeoise sont la norme et empêchent aussi bien de donner que de recevoir une critique sincère. À force d’ériger le « moi » au-dessus de tout et de tout le monde, on en vient à assimiler complètement les comportements libéraux, à être libre de se débrouiller aux dépens de n’importe qui. Cela a notamment pour conséquence d’accentuer la tendance qu’ont les sociétés capitalistes à isoler les individus. En effet, le développement du capitalisme (plus particulièrement dans les sociétés occidentales) a déraciné les travailleurs des communautés traditionnelles afin de les exploiter, notamment dans les grands centres urbains. Cependant, il ne faut pas s’y méprendre, le retour aux communautés traditionnelles (religieuses, ethniques…) est profondément réactionnaire et prend le contresens de l’histoire. Pour dépasser la contradiction initiale et combattre l’isolement des travailleurs, il faut les réunir autour de la conscience d’appartenir à une même classe (conscience qui est d’ailleurs une des conséquences du développement du capitalisme et des antagonismes que ce dernier crée). C’est d’ailleurs ce qu’ont entrepris nombre de communistes au cours du XIXe et du XXe siècle, allant jusqu’à créer une véritable contre-société. Cet espoir apporté par le socialisme a connu le sort qu’on lui connaît et n’a pas su résister à la contre-offensive de la bourgeoisie. Dans cette entreprise de reconstituer une sociabilité et une contre-société de classe pour pouvoir enfin rompre avec l’isolement, le développement de la camaraderie est nécessaire.
Il faut également avoir conscience que nos ambitions sont immenses. Nous voulons changer les fondements de la société dans laquelle nous vivons en faisant une révolution. Pour avoir de telles prétentions, nous devons avoir des compagnons de lutte sur lesquels nous pourrons compter et en qui nous aurons confiance, en un mot, nous aurons besoin de camarades. C’est pour cette raison qu’il faut dès à présent prendre la question de notre culture et de notre pratique militante au sérieux. Nous devons développer un esprit de corps dans notre organisation et une discipline collective afin de pouvoir affronter les épreuves qui nous attendent.