L’islamisme, alternative réactionnaire au capitalisme occidental

Depuis le 11 septembre 2001, l’essor du terrorisme islamiste, et par surcroît de l’idéologie islamiste, est devenu un enjeu central des relations internationales. Plusieurs facteurs s’entremêlent pour expliquer cette implantation idéologique dans une large partie de la communauté musulmane mondiale. En réaction aux affres de la « modernité » occidentale, impérialiste et capitalistique, certains musulmans s’en remettent à l’exaltation de l’islam originel et d’une culture arabo-musulmane fantasmée.

Cette crise identitaire n’est pas neuve. Ses racines remontent au siècle des Lumières. Dès le XVIIIe siècle, des hommes de lettres théorisent le déclin de la civilisation musulmane corrélativement à la perte de terrain de l’Empire ottoman autour de la Méditerranée. L’abandon des valeurs traditionnelles serait la cause du déclin. Au XIXe siècle, des mouvements intégristes louent le retour aux fondamentaux ; c’est le cas du wahhabisme en Arabie Saoudite ou du Mahdi au Soudan qui s’imposèrent comme des remparts aux ambitions colonialistes européennes.

Les fondements idéologiques de l’islamisme actuel apparaissent cependant au XXe siècle, durant l’entre-deux-guerres. Tandis que le monde musulman est atomisé par l’effondrement de l’Empire ottoman, des groupuscules fondamentalistes radicalisent le rapport qu’ils entretiennent entre le religieux et le politique. Pour les Frères Musulmans égyptiens et pour la Jamaat-i-Islami pakistanaise, la religion doit ordonner l’ordre social, le califat doit réunifier et réislamiser le monde musulman et le gouvernement doit appliquer la charia. Ces mouvements se structurent patiemment au long du XXe siècle, s’opposant bien souvent aux régimes politiques établis.

L’essor de cette idéologie s’explique principalement par deux raisons : l’échec de la modernisation du monde musulman et le rejet de l’impérialisme occidental.

Un constat d’échecs

L’échec d’une « modernisation » – autrement dit le processus de démocratisation et de développement économique – fondamentalement musulmane s’explique par le fait que les dynamiques de développement socio-économiques furent en large partie importées. Dans la seconde moitié du XXe siècle, de nombreux États musulmans tentèrent de se moderniser en essayant d’appliquer un certain nombre d’idéologies qui leur étaient exogènes.

Le nationalisme et son excroissance le panarabisme1 ne sont, malgré leur volonté de lutter contre l’impérialisme occidental, que de pâles copies des idéaux nationaux qui bousculèrent l’Europe du XIXe siècle. L’échec le plus flamboyant de cet idéal panarabique fut les tentatives égyptiennes et syriennes de fusionner leurs États respectifs dans une République Arabe Unie. En 1961, cet espoir fut balayé.

Autre idéologie qui puise ses racines dans l’Europe du XIXe siècle et qui séduisit de nombreux chefs d’État du monde musulman : le socialisme. Désormais disparu, le socialisme arabe n’a pas à rougir de son relatif échec. La Libye socialiste fut, en son temps, un des États les plus prospères d’Afrique. De nombreuses critiques furent et restent à faire à propos de la gouvernance libyenne. L’incapacité du gouvernement libyen, dominé par la figure de Mouammar Kadhafi, à mettre en œuvre une véritable Jamahityia,2 une démocratie directe, n’éclipse pas les réussites du régime, en premier lieu les politiques sociales au profit des masses populaires et le développement des infrastructures et des services scolaires et médicaux.

Il serait caricatural de parler d’échec du socialisme et du panarabisme réels, mais il est certain que ces idéologies n’ont pas permis au monde arabo-musulman de conquérir son autonomie.

Depuis les années 1970 et l’insertion active du monde musulman dans la mondialisation capitaliste, les peuples font face à un vide idéologique. Les alternatives progressistes à l’impérialisme occidental ont disparu. Aucune de ces idéologies n’a réussi, ni à faire s’imposer les États arabes face à Israël, la véritable puissance locale, ni à faire décoller radicalement leur croissance économique, ni à mettre un terme à leurs querelles internes. Cela a fait le terreau de l’islamisme.

La majeure partie des pays du monde musulman n’ont pas réussi à s’extirper du sous-développement. Aujourd’hui, leur situation économique reste précaire. L’impérialisme occidental, économique et culturel, est ressenti durement par ces peuples.

Mais l’idéologie islamiste ne séduit pas seulement les populations marginales en quête de vengeance : les ex-colonies où les puissances locales s’en remettent de plus en plus à une conception fondamentaliste de la société. Les monarchies du Golfe arabo-persique, par leur puissance infrastructurelle fondée sur la rente pétrolière et gazière, peuvent aisément diffuser l’idéologie islamiste. Le soutien financier de l’Arabie Saoudite au djihadisme international durant l’intervention soviétique en Afghanistan (1979 – 1988) a renforcé la prégnance idéologique du fondamentalisme à travers tout le monde arabo-musulman. Car en voulant lutter contre l’impérialisme culturel occidental, ces États dominés s’en remettent à la promotion d’une idéologie réactionnaire, dont l’idée est d’unifier la civilisation musulmane sous la même bannière afin d’améliorer le rapport de forces face aux impérialismes.

L’aile droite de l’anti-impérialisme

L’impérialisme occidental, notamment étas-uniens, depuis la Seconde Guerre mondiale, n’a fait que renforcer l’islamisme. Les États-Unis se lancent dans la lutte contre le péril rouge en 1947. Est ainsi mise en pratique la politique du containment : il fallait à tout prix éviter que de nouvelles nations soient libérées du joug impérialiste par des révolutions communistes. Dans ce cadre, la CIA était chargée de renverser tout régime flirtant avec ce qui ressemblait de près ou de loin à une socialisation des moyens de production.

En 1953, la CIA et les services secrets de la Reine ébranlèrent le gouvernement iranien de Mossadegh qui avait entrepris la nationalisation des industries pétrolières. Le chah, Mohammed Reza Pahlavi, de retour sur le trône, fit de l’Iran un État autoritaire soumis à l’ingérence américaine, au grand dam des populations. L’extrême-gauche communiste et l’extrême-droite islamiste chiite entrèrent dans l’opposition, toutes deux radicalement anti-occidentalistes. C’est la voie réactionnaire qui l’emporta lors de la révolution de 1979. Les communistes commirent l’erreur fatale de faire alliance avec les islamistes. À la suite de la destitution du chah, les partisans de l’ayatollah Khomeiny, renforcèrent leur pouvoir, au détriment des forces progressistes. En 1982, le parti communiste iranien, le Tudeh, fut purgé et interdit. Mais aujourd’hui, l’économie iranienne étouffe. Les sanctions de la communauté internationale à l’égard de l’Iran, censées contenir la prolifération de l’arme atomique, ne font qu’entretenir et renforcer la frustration déjà maladive qu’éprouvent les populations vis-à-vis des États impérialistes occidentaux.

Si la CIA a pu intervenir pour défendre des régimes politiques réactionnaires, elle a pu aussi soutenir des insurrections. La ligne politique américaine était claire : tous les moyens possibles devaient être utilisés pour lutter contre la propagation du communisme.

Durant la décennie 1980, les États-Unis n’ont cesser d’armer la résistance islamiste des moudjahidin pour affaiblir le rival soviétique. Oussama Ben Laden, un des leaders de la guérilla antisoviétique, était largement soutenu par le gouvernement américain. À la suite du retrait des troupes soviétiques et de la chute du gouvernement communiste, l’Afghanistan fut réunifié par les talibans. S’ensuivirent de nombreuses mesures obscurantistes : interdiction de la musique et de la scolarisation des filles ou imposition aux femmes le port de la Burqa. L’Afghanistan devînt le centre mondial du djihadisme international, et Al-Qaïda y fondât des camps d’entraînement.

En 2001, l’État islamiste afghan est envahi par une coalition internationale dirigée par l’OTAN. Si les talibans sont chassés du pouvoir, la population peine à voir cette intervention comme une libération. Affirmée être menée pour défendre les valeurs universelles des Droits de l’Homme, elle est ressentie comme une agression. Les casques bleus y sont vus comme des occupants venus imposer leurs lois et leurs mœurs. Il semble que faire don de la « liberté » est ressenti différemment selon si on largue ou si l’on subit les bombes.

La Guerre Froide étant terminée, il n’y a logiquement plus d’utilité pour les États-Unis à intervenir dans les affaires des pays du Moyen-Orient. Pourtant, les interventions occidentales dans le monde musulman ne cessent de croître. Des populations du monde arabo-musulman peuvent avoir tendance à percevoir l’affrontement des troupes occidentales et des groupes islamistes comme une nouvelle « croisade » contre l’Islam3. De nombreux musulmans du monde entier se radicalisent en conséquence. Le djihad est réactivé. De nombreux conflits sont perçus comme des guerres islamophobes, comme ce fut le cas des interventions impérialistes en Tchétchénie, au Soudan, en Bosnie et en Afghanistan dans les années 1990, de la destruction du régime panarabique de Saddam Hussein en 2003 ou des interventions françaises au Mali en 2013 – 2014.

L’avant-garde réactionnaire du Tiers-Monde

Le terrorisme islamique, quant à lui, n’est pas l’expression d’un nouveau nihilisme, contrairement à ce qu’ont pu théoriser certains observateurs, aux devant desquelles le philosophe français André Glucksmann dans son ouvrage Dostoievski en Manhattan4. Les revendications des groupes islamistes sont claires et précises, et nous permettent de saisir les racines idéologiques de cette menace.

Les revendications des groupes terroristes tels que Daech ou Al-Qaïda sont proprement politiques. Il ne faut pas négliger la dimension globale de l’idéologie islamiste : c’est un nouveau monde qu’elle entreprend de bâtir. Après la chute des régimes socialistes, pouvant apporter leur soutien aux revendications nationales ou économiques des États du Tiers-Monde, le mouvement islamiste incarne aujourd’hui une des avant-gardes réactionnaires de l’anti-impérialisme et du tiers-mondisme.

L’islamisme radical rejette les valeurs occidentales hégémoniques du fait de la domination politique et économique des États impérialistes à l’échelle mondiale. Les comportements et les mœurs exaltés par le djihadisme sont volontairement choisis par les chefs de ces groupes pour rebuter les âmes sensibles occidentales. Les valeurs prônées nous paraissent ainsi des plus odieuses : homophobies radicales, antisémitisme, esclavagisme, inégalité des hommes et des femmes, bellicisme forcené. De fait, le retour aux origines de l’islam et à ses valeurs primordiales sont les deux piliers de cette idéologie5. Le djihadisme se veut la négation de l’Humanisme occidental et des apports philosophiques des Lumières. Sont niés les concepts de « démocratie », de « libéralisme », de « république », de « socialisme » ou de « communisme ». La souveraineté ne revient plus au peuple, il n’a plus le droit de disposer de lui-même. La loi devient divine par le biais de la charia, elle n’est plus humaine. L’islamisme radical, à l’instar de la droite légitimiste ou contre-révolutionnaire6, se pose en adversaire du « contrat social » rousseauiste, fondation de tout un pan de la philosophie politique moderne.

Il ne faut pas voir le djihadisme comme un choc civilisationnel comme voudrait nous le faire croire un grand nombre d’idéologues qui, à la manière d’un Samuel Huntington7, voient dans des dichotomies culturelles essentialisées le moteur des conflits à venir. Cette théorie d’un affrontement des civilisations n’est scientifiquement pas sérieuses. Preuve en est, la grande majorité des victimes du terrorisme islamique sont des musulmans.

L’impérialisme économique, politique et culturelle des États occidentaux accentuent, de jour en jour, d’heure en heure, les velléités bellicistes de l’avant-garde réactionnaire du Tiers-Monde. L’absence d’alternatives progressistes piège les prolétaires du monde entier dans les limbes de la voie réactionnaire identitaire et de l’obscurantisme. L’islamisme puise son succès dans des conditions matérielles précises. Sa source est, depuis trop longtemps, inondée de misères et de ruines.


1 Idéologie visant à unifier le monde arabe par des visées politiques, culturelles, linguistiques et identitaires.

2 En d’autres termes, un « État des masses », théoriquement dirigé par un système de démocratie directe. Mais de facto, le régime fut dominé jusqu’en 2011 par la personnalité de Mouammar Kadhafi.

3 C’est aussi le cas pour nombre d’identitaires occidentaux ou de fondamentalistes chrétiens.

4 André Glucksmann. Dostoievski en Manhattan. Paris, Robert Laffont, 2002.

5 Gabriel Martinez-Gros, Lucette Valensi. L’Islam, l’islamisme et l’Occident. Genèse d’un affrontement. Paris, Pont Histoire, 2013.

6 Selon la typologie de René Rémond dans Les Droites en France. Aubier, 1954.

7 Samuel P. Huntington. The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order. Simon & Schuster. 1997.