Cet article (écrit en juillet 2024) différera légèrement de ceux que l’on peut retrouver sur notre site jusqu’à présent. Nous allons partir d’un sujet d’actualité précis pour développer les différents constats des études scientifiques portant sur ce même sujet. Nous développerons une critique marxiste et exposerons les perspectives qui rendent intéressante l’étude de cas politiques comme celui-ci.
Ce sujet particulier est celui de la récente réforme sur l’enseignement des mathématiques et du français au collège, lancée par Gabriel Attal en décembre 20231. Ces deux matières sont dès la rentrée scolaire 2024 dispensées par groupes de niveau.
Contexte de cette réforme
Ce que le plan de réforme de l’ex-ministre de l’éducation impose est la constitution de groupes de niveau au collège pour les mathématiques et le français. Des groupes de niveau constitués à partir des notes des élèves et qui viseraient à « porter au plus haut les aptitudes des élèves, selon leur niveau, des plus fragiles aux plus avancés, en déployant une action pédagogique ciblée grâce à des approches personnalisées ».
Lorsque nous nous penchons sur cette réforme, nous pouvons voir que le concept d’aptitude prend une place centrale. Une terminologie qui commence à introduire le modèle pédagogique vers lequel l’école française tend de plus en plus. Sous-tendant une conception innée des savoirs et des compétences, « l’aptitude » cloisonne l’enseignement à la simple exploitation de ceux-ci, essentialisant les progressions possibles selon les élèves.
En regardant de plus près, nous pouvons constater un plan flou qui use et re-use de concepts comme la personnalisation de l’apprentissage, l’individualisation, la flexibilité de l’équipe pédagogique, sans expliquer les moyens mis en œuvre pour y parvenir, sans même sembler en comprendre le sens, comme un vulgaire texte à trou à remplir pour faire plaisir. En effet, ce vocabulaire semble être apparu pour répondre aux avertissements hurlants sur le risque accru d’augmentation des inégalités scolaires signalé encore et encore par la recherche scientifique.
Cette réforme est par ailleurs loin d’être soutenue par le corps enseignant ou les chercheurs en sciences de l’éducation.
D’autre part, le plan paraît impossible à appliquer au contexte scolaire français actuel, embourbé par une baisse de moyens toujours plus grande, et recourant massivement à des enseignants contractuels, sans aucune formation pédagogique.
Une injonction qui laisse les travailleurs face à un mur aussi bien théorique que pratique, dont les collégiens vont pâtir, une fois de plus.
Si nous jetons un œil à l’international, certains pays fonctionnent déjà depuis longtemps en groupes de niveau (Angleterre, Suisse, Allemagne, Etats Unis, ou encore Finlande). Leurs expériences peuvent nous éclairer sur ces modes de fonctionnement et les différentes caractéristiques qui vont favoriser ou non l’accroissement des inégalités scolaires.
Aux États-Unis, malgré la politique de classes de niveau, un pan de la recherche en sciences de l’éducation analyse la transition de certaines écoles vers des systèmes hétérogènes, ce qu’on appelle le « detracking ». Divers obstacles ont pu être observés dans ce cadre de transition : l’aspect normatif lié à la supposition que chaque enfant aurait des « aptitudes » différentes ; des obstacles politiques avec des parents qui freinent du pied à l’idée que leurs enfants cohabitent avec des enfants de niveau inférieur ; et surtout des obstacles dans les compétences même des enseignants, qui peinent à faire classe à des groupes de niveau hétérogène.
Une enquête d’ampleur a pu être menée en Angleterre, nommée « Best Practice in Grouping Students », au sein de l’Institute of Education de l’University College Of London de 2014 à 2018. Elle étudie les conséquences notables sur la répartition des élèves dans des groupes de niveau.
Nous nous appuierons en partie dessus pour notre deuxième partie, qui analyse les conséquences de ces politiques scolaires de cloisonnement des élèves.
Regards de la recherche scientifique sur les groupes de niveau
Les résultats de plusieurs enquêtes se croisent et s’accordent sur les conséquences que ces groupes de niveaux engendrent. Nous en développons ici quelques-unes soulevées entre autres par l’enquête anglaise « Best Practice in Grouping Students » :
- Un accroissement de la différence de niveau entre les classes les plus fortes et les classes les plus faibles, creusant de ce fait l’écart de niveau entre les groupes d’élèves les plus en difficulté et ceux ayant le plus de facilités, lequel s’explique en partie par le fait que les élèves en difficulté ne peuvent pas bénéficier des effets positifs de la présence de pairs plus compétents.
- Une forte tendance des groupes de niveau à trier les élèves en fonction de leur classe sociale, de leur genre, et de leur ethnie. Les élèves issus de la classe ouvrière et les enfants ayant le droit aux repas gratuits ont beaucoup plus de chances d’être dans des classes de petit niveau que ceux issues des classes sociales moyennes et hautes. Les garçons sont sur-représentés en mathématiques dans les classes de bon niveau alors que les filles le sont davantage dans les classes de bon niveau en anglais (étude menée sur l’Angleterre). Les enfants issus de l’immigration se retrouvent sur-représentés dans les classes de petit niveau en anglais ou en mathématiques.
Mélanie Guenais, vice-présidente de la Société Mathématiques de France, responsable du pôle Education, déclare à ce propos : « On fait un clivage social horrible : on va mettre dans un même groupe des élèves de milieux défavorisés et les élèves en situation de handicap. On est en train de faire une sorte d’école de la ségrégation. Or, l’école doit être un lieu d’interactions sociales.«
Outre ségréguer les élèves, on constate aussi des inégalités dans la qualité des apprentissages selon le niveau attribué aux élèves :
- Les enseignants les plus qualifiés ont largement tendance à se retrouver à enseigner dans les classes de bon niveau.
- Les attentes dans les classes de haut niveau sont davantage basées sur l’autonomie et encouragent le travail indépendant de la part de leurs élèves.
- Le travail est plus répétitif, plus terne, il a plus tendance à être prémâché dans les classes de bas niveau. Les enseignants vont avoir tendance à être plus tolérants sur le travail demandé, les attentes sont souvent moins élevées et les élèves sont beaucoup moins confrontés à des exercices d’analyse ou de réflexion.
- Un Effet Pygmalion2 évident est constaté lorsque la manifestation d’attentes élevées contribue à leur réalisation tandis que la manifestation d’attentes modestes ne représente pas un atout pour le travail des élèves.
- La privation de la possibilité de coopération et d’apprentissage mutuel.
Ces fortes tendances aux inégalités de la qualité des apprentissages sont balayées d’un revers de main par des déclarations gouvernementales affirmant que les objectifs de fin d’année seront les mêmes pour tous les groupes quel que soit leur niveau. Par quel moyens ? Quelles méthodes ? Quel contrôle ?
En parallèle, les conséquences psychologiques de l’affiliation en groupe de niveau sont elles aussi largement observées par les sciences de l’éducation. Comme constat : la démotivation et les attitudes anti-scolaires à la suite de l’attribution des élèves dans des classes de niveau faible. On observe que la stigmatisation relative au fait d’être attribué à un groupe de bas niveau conduit à un désengagement des élèves, à une perte de confiance en eux et à une internalisation de leur classement.
« L’appartenance à tel ou tel groupe retentit sur le processus de construction de l’identité sociale de l’élève et a des répercussions dans le travail d’apprentissage », Duru-Bellat et Mingat (1997).
Et les répercussions psychologiques ne sont pas uniquement constatées chez les élèves des groupes de bas niveau. En 1997, Boaler a pu montrer que les classes de niveau ne sont même pas forcément bénéfiques pour les meilleurs élèves du fait d’une pression permanente qui s’exerce sur eux au détriment de la compréhension, représentant une source de tension, d’anxiété et d’esprit de compétition mal vécu par beaucoup d’élèves, en particulier les filles.
Cette répartition semble de toute évidence avoir des impacts assez dramatiques sur les élèves, engendrant de la ségrégation, une inégalité dans l’accès aux savoir, et du mal être. Mais en plus de cela, le monde enseignant constate à quel point cette réforme paraît impossible à mettre en pratique dans le contexte scolaire français actuel.
En effet, la mise en place de ces groupes de niveau nécessite des moyens humains conséquents, notamment la création d’à minima 2 330 postes, dans un contexte de manque de professeurs. Avec quels statuts allons-nous faire ce recrutement ? Concrètement, ce sont des contractuels et des stagiaires qui se voient missionnés sur ces nouveaux postes, et livrés à eux-mêmes, dans ce métier particulier de professeur.
En termes d’organisation, les cours de français et de mathématiques devront suivre une progression commune, de sorte que les élèves de même classe puissent être séparés selon leurs niveaux sur les mêmes plages horaires (en « barrettes »). Vous imaginez bien que ceci rend très complexe la réalisation des emplois du temps, et c’est à chaque direction de collège de se dépatouiller avec ces conditions pour appliquer la réforme.
Par exemple, certains collèges vont être contraints de placer l’intégralité des cours de mathématiques le lundi et le mardi, jours de présence des stagiaires, indispensables pour combler le manque de professeurs, ce qui entraînera automatiquement un vide de 5 jours sans aucune pratique de la matière pour les élèves.
Sans parler de l’ajustement de la composition des groupes de niveau en cours d’année, annoncé par le gouvernement, afin d’éviter les classes de niveau figées, qui impliquerait une mécanique d’évaluation permanente, voire pire, des évaluations standardisées plusieurs fois par an, desquelles vont résulter plus de stress, d’anxiété et de stigmatisation.
Les groupes de niveau peuvent être intéressants sous certaines conditions
Malgré tout, si nous regardons ce qui se fait à l’international, certains systèmes scolaires impliquant des groupes de niveau ont pu montrer leur pertinence en termes d’apprentissage. Ils respectent cependant des fonctionnements bien précis :
- Il faut que les groupes soient nécessairement composés de faibles effectifs.
- Le travail des enseignants doit miser sur une pédagogie qui met en valeur les compétences psychosociales des élèves (apprendre à communiquer, à coopérer, donner du sens à l’apprentissage, développer l’esprit critique).
- Il faut que les enseignants aient des formations qui leur donnent des méthodologies adéquates.
- Les groupes de niveau doivent être mis en place sur des temps limités, en vue d’acquérir des compétences précises et ciblées (comme par exemple comprendre la notion de fonction ou acquérir la capacité à résoudre des problèmes de proportionnalité).
De plus, pour contrer l’effet négatif lié à la séparation par niveaux, les déplacements entre les groupes doivent être fréquents pour permettre aux élèves de niveaux différents de travailler ensemble, pour permettre la coopération. L’apprentissage mutuel permet une meilleure intégration de la connaissance ou de la compétence, à la fois pour l’élève apprenant et pour l’élève transmetteur du savoir. Le groupe de classe hétérogène est à privilégier mais cela n’empêche pas d’organiser de manière épisodique des groupes homogènes selon des besoins spécifiques dans une matière.
En quoi l’analyse de cette réforme et de ses effets servent une analyse marxiste ?
En premier lieu, on trouve une question sociologique : les inégalités sont-elles construites ? Est-ce que les élèves n’ont-ils pas des capacités, des aptitudes différentes les uns par rapport aux autres ?
Cette question traverse la psychologie, la sociologie, et le champ politique depuis longtemps. On trouve alors deux positions qui s’affrontent en ce qui concerne l’origine du développement humain : celle qui affirme la primauté de l’inné sur l’acquis, et celle qui affirme l’inverse. Une conception qui, finalement, ne peut se détacher de la dialectique pour s’approcher de la réalité.
La question de l’éducation intéresse le mouvement communiste. En lien avec cette notion d’ « aptitude » nous pouvons nous attarder sur le cas particulier français d’après-guerre, le célèbre plan Langevin-Wallon qui vise à instaurer un enseignement gratuit, laïc et obligatoire jusqu’à l’âge de 18 ans, tout en intégrant un certain nombre de mesures progressistes en lien avec la stratégie réformiste du PCF de cette époque.
Le plan se développe autour de plusieurs grandes lignes, et il organise la scolarité en plusieurs temporalités. Après la maternelle, trois cycles seraient obligatoires : un premier cycle serait commun à tous, de 7 à 11 ans (des écoles spéciales seraient toutefois prévues pour les enfants présentant des « déficiences mentales et morales » et pour « infirmes »). Les élèves de 11 à 15 ans suivraient un deuxième cycle d’orientation : il s’agirait d’une scolarité unique par la fusion des cours complémentaires, collèges et lycées préexistants, avec un enseignement en partie commun et en partie optionnel pour éprouver « les goûts et les aptitudes » des enfants.
Puis, de 15 à 18 ans, les élèves seraient orientés soit dans une section pratique préparant au Certificat d’Aptitude Professionnelle, soit dans une section professionnelle préparant au Brevet d’Éducation Professionnelle, ou enfin dans une section théorique préparant au baccalauréat. Le plan Langevin-Wallon préconise aussi des conditions précises d’organisation des enseignements (25 élèves maximum par classe, respect des rythmes biologiques avec des horaires suggérés, par exemple 2 heures par jour de 7 à 9 ans, 4 heures par jour de 11 à 13 ans, etc.), et une « pédagogie active ». Il prévoit par ailleurs la création d’un corps de psychologues scolaires et l’organisation d’une éducation morale et civique. Il préconise l’attribution de bourses, d’un « présalaire » entre 15 et 18 ans et la gratuité des études supérieures, et envisage la réorganisation de la formation des enseignants. Il insiste enfin sur le nécessaire effort financier qu’implique la mise en œuvre de cette profonde réforme du système éducatif, dans le contexte de la reconstruction d’après-guerre.
Ce même plan a néanmoins pu être utilisé de manière opportuniste par la droite et les néolibéraux qui, en se basant sur une partie du plan qui déclare viser “le développement maximum que leur personnalité [celle des élèves] comporte” en “respectant les aptitudes”; “les talents de chacun” et “les goûts”, se servent d’une ambiguïté permettant un détournement vers une justification de classement des élèves selon leurs soi-disantes “capacités”.
Ce plan est intéressant du point de vue historique et du point de vue de sa méthode. Il pourrait aujourd’hui être confronté à des débats plus modernes sur la question de l’enseignement. Un sujet qui pourrait être un support pour un prochain article.
La manière de concevoir l’enseignement est profondément liée à la conception de l’émancipation de la classe ouvrière, l’égalité en termes de formation et le fait de défendre que n’importe quelle personne peut apprendre, acquérir des savoirs et des compétences est essentielle à la formation d’un prolétariat capable d’acquérir une conscience de lui-même, et de se battre pour son émancipation du joug de la bourgeoisie.
De plus, il se joue sur cette question la dimension profondément collective de l’éducation et du savoir. L’apprentissage de l’individu se fait nécessairement dans le cadre d’une relation sociale, que ce soit par ses interactions avec son entourage, un enseignant, un inconnu, un tuto YouTube, ou un livre. De plus, il est dans l’intérêt collectif d’être en mesure de partager et de transmettre les connaissances au plus grand nombre, puisque une qualification partagée peut faire l’objet de revendication collective, afin qu’elle soit mieux reconnue (classe des diplômes nationaux, convention collective, etc.), et qu’un savoir monopolisé par quelques-uns est plus pauvre et moins créatif.
En outre, le collectif permet de développer des personnes et des savoirs, la réussite est forcément collective et sociale.
En quoi ce sujet est intéressant dans une optique de reconstruction d’un parti communiste ?
L’éducation est tout d’abord un sujet politique, nous évoluons dans un contexte capitaliste avec une politique de l’éducation qui impacte nécessairement les enfants, futurs travailleurs, et les travailleurs et travailleuses de cette branche, mais aussi le monde qui nous entoure (son économie, son idéologie, sa géopolitique, etc.). En tant que communistes, nous nous devons de nous intéresser à ces questions.
De plus, être en mesure de comprendre ce qui se joue dans ces réformes nous permet de mener des luttes sur le terrain qu’est l’éducation, en particulier pour tenter de rapprocher des travailleurs et des travailleuses de ce secteur vers une critique marxiste du monde.
Hormis ce travail penchant davantage sur l’action de terrain, il semble aussi nécessaire de commencer à penser l’école et le projet de politique éducative que nous souhaitons porter, et de commencer dès aujourd’hui à en esquisser les traits au sein de l’organisation. Effectivement, s’intéresser à la question des sciences de l’éducation c’est aussi chercher à développer des pratiques et des savoirs intéressants pour un parti de cadre. Puisque notre vocation est d’émanciper les travailleurs et de faire naître une conscience de classe, cela implique nécessairement un travail de formation, de transmission de savoirs et de pratiques qui peuvent être d’ailleurs utiles à la vie quotidienne de l’organisation. Nous nous attelons modestement dès maintenant à construire l’organisation et à expérimenter ce qui nous semble être souhaitable pour une société future.
Nous tentons d’ores et déjà de développer et pratiquer notre vision de l’enseignement dans nos différentes sections, dans nos différents groupes de discussions ou lors des périodes probatoires qui forment les militants sur les savoirs et les pratiques variées nécessaires pour devenir un cadre communiste. Nous tentons de nous baser sur les différentes méthodologies et analyses que nous fournissent les sciences de l’éducation. Nous tentons de nous former pratiquement et théoriquement.
Le travail de formateur ou de médiateur est la longue quête d’une vie entière. Une autocritique permanente est nécessaire et un fin regard sur son auditoire fait d’observations, d’hypothèses, et d’expériences sont autant de pratiques qui guident le bon pédagogue, et qui rendent son activité au combien intéressante. Cette question de l’intérêt des groupes hétérogènes face au groupe de niveau est au cœur de nos réflexions. Et c’est aussi avec l’aide des éclaircissements que nous apportent les sciences de l’éducation que nous devons avancer. Néanmoins, il semble nécessaire de rester critique à leur sujet.
L’importance de garder un regard scientifique sur la réalité, tout en restant conscient de la limite des sciences dans un contexte capitaliste
Bien que nous soyons marxistes et que nous nous basions sur les sciences pour développer notre analyse de la société capitaliste, nous devons nous méfier des biais scientistes et positivistes, et j’ajouterais que c’est encore plus vrai en ce qui concerne les sciences sociales.
Le positivisme considère que les méthodes des sciences de la nature (physique, chimie, etc.) sont les seules méthodes scientifiques valables. Il l’applique donc aux sciences sociales, par exemple par des méthodes quantitatives ; des hypothèses formulées pour qu’elles puissent être observées ; des relations de cause à effet ; des observations de variables pour vérifier des hypothèses ; des méthodes de tests ; etc.
Nous pouvons constater que les sciences de l’éducation ont aujourd’hui clairement ce biais. Elles tendent à concevoir la réalité sociale de manière atomiste, c’est-à-dire en se basant sur certains « morceaux » de celle-ci et en se refusant à avoir une vision d’ensemble. Pourtant, force est de constater que les individus font partie d’un contexte global, et subissent de plein fouet un grand nombre d’influences variées et complexes au sein de celui-ci.
Les relations entre ces « morceaux » sont considérées comme externes, et sont vues comme une valeur ajoutée (ne changeant pas la nature de ces morceaux). Nous prendrons un exemple que la plupart d’entre vous devraient connaître : un individu auquel on « ajoute » une origine sociale basse subirait d’après Bourdieu un déficit de capital culturel, facteur handicapant face à la culture bourgeoise mise en avant par l’école, entraînant ainsi des inégalités scolaires en fonction des classes sociales. Une relation de cause à effet, qui serait généralisable sous la forme d’un concept général (une loi).
Il semble important de considérer cette vision et d’en être critique. Ce n’est pas en développant des outils pour contrebalancer le « manque de culture bourgeoise » que nous arriverons à instaurer une égalité des chances. C’est le système social capitaliste et le contexte général qu’il produit qui forge les individus qui seraient à remettre en question, et il ne suffit pas pour cela de modifier simplement quelques paramètres.
Prendre en compte que nous sommes dans un contexte capitaliste où l’éducation sert à produire de bons travailleurs et à maintenir la paix sociale paraît de ce fait primordial. L’école d’aujourd’hui est en faveur de la préservation et de la reproduction de notre réalité sociale.
Le positivisme dont sont empreintes nos sciences modernes, sous ses fondements normatifs, considère que les valeurs et les idéologies sont le fruit de la subjectivité humaine. Il prétend donc ne prendre en compte que les faits, seuls éléments neutres et observables, faits qui émanent néanmoins du contexte capitaliste dans lequel nous nous trouvons. Cette exigence de neutralité du positivisme considère qu’une connaissance teintée de jugement ou de valeur est de ce fait biaisée. En refusant de considérer la réalité sociale comme une totalité mais en la percevant comme une somme de morceaux, les sciences de l’éducation jouent au jeu du capitalisme.
Les politiques éducatives capitalistes cherchent la productivité et l’efficacité du système scolaire plus que l’émancipation des individus. Nous le voyons d’ailleurs dans le texte de la réforme qui utilise tout un panel de vocabulaire sorti tout droit des nouvelles politiques du travail. On demande aux enfants et aux équipes pédagogiques d’être « flexibles », de jouer de « compétences psycho-sociales », etc. ; un langage attribué au nouveau monde du travail, à la start-up nation, mêlant développement personnel et productivité.
Par ces biais, les sciences de l’éducation ne sont donc pas en mesure de faire changer le monde et l’histoire. Sans valeur morale, elles restent impuissantes voir passives face au constat des inégalités reproduites, de l’injustice, des oppressions. Néanmoins, comme à l’égard des autres sciences et de leurs liens au sein du système capitaliste, il ne faut pas nous priver des apports des sciences de l’éducation. Elles sont aujourd’hui un des seuls regards scientifiques sur ce monde, elles nous apportent des méthodologies et des savoirs envers lesquels nous devons être critique, mais que nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer.
A contrario, le marxisme refuse l’absence de valeur et peut représenter un moyen beaucoup plus moteur associant les sciences et la quête d’une morale : celle de l’émancipation du prolétariat et de la fin de toute oppression. Une rupture nécessaire pour en finir avec un contexte qui crée nécessairement des oppresseurs et des opprimés.
Car effectivement, il existe un paradoxe concernant l’éducation dans le mode de production capitaliste : comment construire une égalité des chances dans un système fondé sur l’exploitation par ceux qui possèdent toutes les conditions de la production et de la reproduction de la vie humaine envers ceux qui ne possèdent rien ? Dans un système avec des enfants qui grandissent et évoluent dans des contextes où leurs conditions matérielles d’existence sont profondément inégales, dans des classes sociales opposées et en lutte permanente entre elles ?
Bibliographie
BOURDIEU Pierre, PASSERON Jean-Claude, Les Héritiers, Les éditions de minuit, 1964.
Groupes de niveau : envers et contre la recherche scientifique – de la FSU.
Groupes de niveau : qu’en dit la recherche internationale ?, Le café pédagogique, Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda.
MAUGER Charlotte, L’efficacité des groupes de niveau contestée par les chercheurs.
MAZENOD, A (2021). Classes de niveau : variations internationales dans les regroupements d’élèves et la constitution de classes au collège. Revue française de pédagogie, 2021/3 n° 212, pp. 93-108.
ROUSSILLON Marie, Carnet Rouge : Identifier le projet communiste de la “réussite pour tous” à “l’école en commun”.
WATRELOT Philippe, Groupes de niveau : comment prôner le « vivre ensemble » si on ne scolarise pas ensemble ?, ESF-Sciences Humaines, 2021.
- Réforme consultable sur education.gouv.fr https://www.education.gouv.fr/bo/2024/Special2/MENE2407076N
- L’effet Pygmalion (ou effet Rosenthal et Jacobson) est une prophétie autoréalisatrice qui provoque une amélioration des performances d’un sujet, en fonction du degré de croyance en sa réussite venant d’une autorité ou de son environnement. Le simple fait de croire en la réussite de quelqu’un améliore ainsi ses probabilités de succès, et est un cas d’effet d’étiquetage. (Wikipédia)