« Le bulletin ou la balle »

Dans une société largement pacifiée comme la nôtre, il est difficile pour le public d’accepter les actes violents. Les drames des attentats djihadistes en France ont pourtant fait surgir sur le devant de la scène l’horreur des massacres jusque-là réservés «aux pays du Tiers-Monde». Ainsi, tout ne tournerait-il pas rond au pays des merveilles ?

La guerre et la violence ne sont visibles pour les bourgeois qu’à l’occasion des opérations de «pacification» en Afrique, bien au chaud devant leurs téléviseurs. Mais voilà que désormais Paris est touchée directement par les effets de ses propres politiques impérialistes1.

Rebelote en décembre 2018, le mouvement social des Gilets Jaunes dégénère en émeute en pleine capitale. Les forces de l’ordre sont contraintes de reculer par endroits. Indignation dans la classe politique face aux violences. Se lance alors le grand tour de passe passe politique, la volonté de tous les leaders politiques de désolidariser l’événement d’une cause systémique. Pour Emmanuel Macron : «Les coupables de ces violences ne veulent pas de changement, ne veulent aucune amélioration, ils veulent le chaos» ce qui revient à dire en plus long ce que le ministre de l’Intérieur résume à : «une stratégie gérée par des professionnels du désordre»2. Ici la volonté est claire, le gouvernement doit discréditer au plus vite un mouvement qui dépasse les bornes de la manifestation traditionnelle.

Du côté de la gauche dite radicale, Jean-Luc Mélenchon cherche l’apaisement «Je ne suis pas en train de passer l’éponge [sur les violences lors de la manifestation des Gilets Jaunes sur les Champs-Elysées] ! Parce qu’à vous ça ne coûtera rien, moi ça va me coûter de devoir convaincre des jeunes gens que la bonne voie, c’est la voie politique, du débat et du dialogue[…]» et d’ajouter cette phrase clé «Je crois à un changement révolutionnaire du pays, avec le bulletin de vote»3. Cette citation est importante parce qu’elle résume à elle seule la différence historique entre les réformistes et révolutionnaires. Entre partisans de la non-violence et ceux qui pensent qu’elle est un moyen de «changement révolutionnaire». Mélenchon est de cette première école, il voit ainsi dans le mouvement des Gilets Jaunes une force populaire capable d’engager un rapport de forces avec le gouvernement qui facilitera les luttes de son parti à l’assemblée pour promouvoir ses lois sociales. Il réfléchit aussi en termes électoralistes en proposant de troquer le pavé contre un bulletin de vote. L’objectif à court terme : les Européennes. Force est de constater qu’aujourd’hui le pari réformiste de la France Insoumise prend l’eau.

Mais alors que faire de cet autre moyen de «changement révolutionnaire» : la violence ? Un moyen légitime de transformation sociale ? Ou carrément une nécessité ? Nous sommes aujourd’hui en droit de poser la question.

Capitalisme ? Indomptable.

Avant toute chose, il faut comprendre que la société capitaliste est violente dans son essence. Cela peut paraître contradictoire avec l’introduction sur la société pacifiée dans laquelle nous vivrions. Mais ce qu’il faut entendre par «pacifiée» c’est le fait que les guerres ont été repoussées de notre territoire national depuis 1945. Si la France continue à entreprendre des guerres, elle le fait dans sa sphère d’influence Africaine ou dans le cadre de coalition en Orient. La guerre civile ou impérialiste est une mise à nue des contradictions qui traversent un système économique et social, la violence est alors la seule solution pour dépasser ce stade vers une nouvelle situation. Ce n’est donc pas parce qu’il n’y a pas conflit ouvert que la violence n’est pas là.

Ainsi nous vivons dans un monde capitaliste qui de par son essence est violence, qu’elle soit physique, symbolique, économique ou sociale. Il est basé sur l’exploitation de l’Homme par l’Homme. L’accumulation des capitaux, des moyens de production, des ressources entre les mains d’une classe dirigeante lui permet d’avoir un droit de vie ou de mort économique et sociale sur ses employés. L’État et la loi, s’ils tempèrent la violence de classe d’une main, lui permettent de se perpétuer de l’autre4.

À l’échelle de la vie quotidienne, nous voyons la tyrannie des petits-chefs et des patrons qui ne cessent d’exercer une violence sociale permanente. Les mobilisations de travailleuses et travailleurs sont désormais quasi systématiquement réprimées. Les manifestants sont tabassés, gazés, emprisonnés. Les syndicalistes sont victimes de licenciements abusifs, de brimades, d’insultes qui en poussent certains au suicide. La société capitaliste produit la misère, des familles de travailleurs étrangers sont obligées de dormir à même le sol au pied de casinos qui ne font que le loisir des bourgeois. Le racisme et le patriarcat, reliques d’un monde irrationnel et réactionnaire, sont maintenus dans le but de faire perdurer l’ordre bourgeois, cela au mépris des vies humaines et des conflits qu’ils font grossir. Du point de vue écologique, le capitalisme détruit la nature pour son profit mais il n’hésite pas non plus à massacrer les populations pour exploiter leurs terres comme au temps des colonies5.

Nul besoin de poursuivre ce réquisitoire, la violence de ce système fait partie de sa nature. Il ne peut se réformer sous peine de remettre en cause son fonctionnement. L’épitaphe de l’humanité sera peut-être alors : «Mieux vaut mort que rouge». Vouloir le changer par la réforme c’est déjà faire une erreur de jugement. Pourtant, aujourd’hui à gauche, la voie réformiste qui prône la transformation du capitalisme de l’intérieur est dominante. Cela malgré les preuves historiques de l’échec de cette stratégie. Au-delà du fait que les réformes peuvent être détricotées lors des élections suivantes, elles ne sont tolérées que dans deux cas spécifiques. Le premier est celui d’un mouvement révolutionnaire fort et d’une faiblesse de la classe dominante, elle ne peut alors que concéder des réformes pour préserver sa place. C’est le cas de la bourgeoisie d’Europe de l’Ouest après la Seconde Guerre mondiale. L’autre cas est tout simplement que la classe dirigeante est capable d’amortir cette réforme sans perdre du terrain ou alors elle a carrément assimilé le combat porté par les forces progressistes. L’exemple de l’assimilation des revendications des minorités sexuelles et de ses émanations politiques par un pan de la bourgeoisie progressiste est parlant.

Mais si par malheur, le gouvernement de gauche réformiste vient à pousser trop en avant ses revendications, la réaction est immédiate. Elle va de la pression politique et économique comme en 2012 avec le bras de fer entre le gouvernement Syriza de la Grèce et les impérialistes de l’Union Européenne. L’échelon supérieur va du putsch institutionnel -nous connaissons ainsi le cas de la destitution de Dilma Roussef au Brésil en 2016 6– jusqu’au coup d’Etat. Le jour funeste du 11 septembre raisonne pour le monde comme le drame des Tours jumelles, pourtant en 1973 au Chili a lieu le renversement du gouvernement socialiste de Salvador Allende par une coalition de la bourgeoisie chilienne, de l’armée et de la police, le tout appuyé en sous-main par la CIA.

Vouloir jouer avec les capitalistes dans un cadre qu’ils ont fixé, avec des règles qu’ils manipulent à leur guise et dans lequel ils sont tout-puissant: c’est jouer avec un enfant capricieux qui quoiqu’il arrive fera tout pour gagner quitte à tout envoyer valser. Mais dans ce jeu, les socialistes réformistes mettent les classes populaires, comme leurs vies en mise. Le pacifisme à tout prix est un danger pour les idées socialistes et progressistes. Car si vous ne souhaitez pas frapper, eux n’auront aucun scrupule à vous emprisonner, vous torturer, vous tuer. On ne détruit pas la réaction et le fascisme par le compromis et le dialogue. Ainsi, le SPD7 préfère poursuivre la mascarade électorale malgré l’arrivée au pouvoir d’Hitler en janvier 1933, refusant l’appel à la grève générale du KPD8, allant jusqu’à épurer sa direction de ses membres juifs pour rester dans la légalité face au régime nazi9. Le pacifisme béat ne renverse pas des systèmes.

Le Grand Soir

Pour les marxistes révolutionnaires, la violence est un moyen envisageable pour dépasser les contradictions du capitalisme et faire accoucher un mode de production plus évolué : le socialisme.

Les communistes ne refusent pas pour autant les élections mais sont lucides sur les avantages et inconvénients politiques. Nous considérons principalement cet événement de la démocratie bourgeoise comme un moment politique où nous pouvons avancer nos idées. Les parlements peuvent servir de caisse de résonance mais rien de plus. La compromission avec le système est un péril dans lequel bien des partis se sont vautrés. Le PCF10 est l’exemple type du parti qui dégénère d’avant-garde révolutionnaire au vulgaire stade d’appareil bureaucratique réformiste. La perspective révolutionnaire n’est plus envisagée et la stratégie est toute tournée vers le parlementarisme. Cette dégringolade idéologique ne vient pas du claquement de doigt d’un être supérieur. Elle est le reflet de l’image dont jouit le projet de renversement violent du capitalisme.

En 1917, la révolution bolchevique a suscité un regain d’engouement pour le renversement violent des exploiteurs, elle suit en fait une longue tradition révolutionnaire que l’on peut dater à 1776 avec la révolution Américaine. Le modèle de l’avant-garde léniniste se diffuse à travers le monde. Pourtant contrairement aux attentes la révolution mondiale censée apporter le communisme sur Terre se fait attendre. Les révolutions Allemandes échouent11, les tentatives de lancer des mouvements révolutionnaires en Chine12 et au Brésil13 sont des désastres malgré les efforts de la IIIème Internationale communiste. Le capitalisme a réussi à encaisser un premier choc post Première Guerre mondiale en se coalisant contre le communisme et en ayant recours au fascisme comme au nazisme pour faire taire le mouvement ouvrier.

L’espoir renaît après la Seconde Guerre Mondiale et l’extension du monde socialiste dans les territoires libérés par les partisans communistes et l’Armée Rouge. Les décennies suivantes voient la voie révolutionnaire triompher au-delà des cercles socialistes. Les guerres de libération nationale contre les colonialistes et impérialistes mobilisent des peuples entiers. La révolution se pose comme l’option royale face à un oppresseur déterminé à rester en place. Mais avec la chute de l’URSS en 1991, le rêve socialiste est à terre. La révolution est stigmatisée comme porteuse de dictature et de terreur. La bourgeoisie consolide sa position, elle n’a plus à craindre «Le Grand soir».

Si on a désarmé le prolétariat, il est toujours là, exploité et humilié. L’offensive idéologique contre la lecture marxiste de la société vient brouiller les repères au milieu de classes populaires déjà en perte de conscience d’elles-mêmes. L’exploiteur n’est plus assimilé à l’ennemi mortel, il est un «collaborateur» mais en parallèle on continue à détester les «bourges», les puissants.

Nier une réalité ne la fait pas disparaître, la lutte des classes poursuit sa route et le système capitaliste aussi. Le problème n’est donc pas résolu. La révolution est-elle donc toujours envisageable ?

Que faire? 2.0

Tout d’abord la révolution n’est pas une aventure dans laquelle on doit se jeter aveuglément. Elle présuppose un parti organisé sur une base léniniste avec des militants prêts à passer à l’action militarisée le moment venue, ce qui est quasi impossible pour un parti de masse sans discipline stricte et hiérarchisé. La bourgeoisie n’attend pas que le parti communiste ait eu le temps de convaincre tous ses militants qu’il est temps soit de se défendre soit d’attaquer. La cohérence idéologique est donc une condition sine qua none pour un parti léniniste, ce qui ne veut pas dire absence de pluralité ou de débat, mais il faut se plier au centralisme démocratique. Une branche militarisée du parti peut exister avant ou au moment de la révolution pour effectuer les tâches violentes. Au-delà du parti s’articulent tout autour les organisations de travailleurs, organes de solidarité, les clubs sportifs, associations culturelles et syndicats. Ces germes d’Etat, contrôlés par le parti sont des avant-postes du socialisme dans le prolétariat mais aussi dans les autres classes. Elles permettent la prise de relais de l’Etat bourgeois une fois celui-ci mis à terre. Nous ne nous attarderons pas sur les débats politico-militaires ici pas plus que sur le fait d’adopter une position plus ou moins active dans le délitement du régime bourgeois. Ce sera l’objet d’un futur article. La voie léniniste de la révolution est donc ainsi construite sur la base d’un renversement de la classe dirigeante, de la liquidation de son mode de production et de sa superstructure14 pour la remplacer pas à pas par la société socialiste.

Ensuite lorsque l’on évoque la possibilité d’un renversement violent de la société on oppose souvent à la révolution armée toute une série d’arguments reposant la plupart sur des questions pratiques: auxquelles nous allons essayer de répondre.

L’argument de l’Etat moderne, fortement militarisé avec service secret et forces de l’ordre en nombre peut calmer les ardeurs de bien des révolutionnaires. Pourtant ces Etats capitalistes, aussi développés soient-ils, sont victimes des contradictions du capitalisme. La moindre secousse économique ou sociale montre à quel point les bourgeois sont aux abois. Le capitalisme ne se porte pas si bien que ça, et une crise économique comme une guerre pourrait très bien terrasser le géant aux pieds d’argiles.

La France de 1947, encore occupée par l’armée des USA, n’a pas moins connu une situation pré-révolutionnaire. Des villes occupées par des travailleurs et travailleuses, des rails sabotés pour empêcher l’acheminement de troupes sensées réprimés les grèves de mineurs15. Ici ce qui a péché c’est le manque d’une avant-garde révolutionnaire. Le PCF montrant alors qu’il avait franchi le Rubicon en adoptant une position conciliatrice au mépris des conseils du Kominform et de Staline lui-même16.

Il n’est pas impossible de faire vaciller un Etat moderne, encore faut-il se donner les moyens. L’opportunité sans les moyens n’est qu’une brise. On peut guetter le Grand soir tant que l’on veut, il y a un travail préliminaire à effectuer. Il y a un rapport dialectique entre le travail de conscientisation, d’organisation des travailleuses et travailleurs et l’apparition d’une situation pré-révolutionnaire. Comme le disait Staline dans les Principes du Léninisme, pour ce qui est des situations de crises, les impérialistes se débrouillent très bien seuls. La révolution se construit, il n’y a pas de montagne que l’on ne peut franchir sans détermination, organisation et discipline.

Sur la question des moyens militaires à disposition des révolutionnaires au moment du passage à la lutte armée, il est intéressant de regarder les conflits asymétriques qui ont lieu à travers le monde. L’exemple de la lutte du Rojava contre l’Etat Turc est à citer. La huitième armée du monde qu’est celle de la Turquie se retrouve en difficulté face à une armée populaire manquant de matériel. Là où il y a initiative il y a réponse. Nous devons avoir confiance dans nos capacités à innover face aux tactiques et au matériel des capitalistes. La possibilité de jouer sur les contradictions de l’impérialisme pour se procurer armement et sécurité relative.

Un parti marxiste-léniniste solide n’a pas à craindre la compromission si sa base est solide. Il sera sûrement essentiel pour les premières révolutions à venir de compter là dessus. Par la suite si des régimes socialistes naissent, ils pourront appuyer les nouveaux mouvements révolutionnaires. Il est clair que les prochaines révolutions socialistes, si elles ont lieu, seront les dernières. Si le camp communiste obtient son match retour ce sera jusqu’à l’élimination définitive de son adversaire.

Se posera alors en cas de victoire des communistes la question de la dictature du prolétariat. Autre étape violente, celle de la construction du socialisme vers le communisme. L’abolition des classes et de toutes les composantes violentes de la société capitaliste permettra l’avènement de la paix. Car si les communistes pensent nécessaire et obligatoire la violence dans le renversement du capitalisme, c’est pour que cessent les guerres impérialistes, l’exploitation et la haine. Cela peut paraître paradoxal, voire inquiétant pour certains lecteurs et certaines lectrices.

Cependant toute violence n’est pas justifiée, le terrorisme anarchiste est un exemple de bêtise stratégique, autant que de passer à tabac gratuitement un individu pour des motifs personnels. Les communistes sont pour un pacifisme pragmatique. Nous n’avons pas choisi une situation nécessitant la guerre sociale pour mettre un terme aux violences de notre monde. Aujourd’hui nous en sommes là, soit. Eh bien nous nous battrons jusqu’à la mort pour enterrer le capitalisme comme ses nervis réactionnaires et autres fascismes.


2-Sylvain Mouillard , Tristan Berteloot , Frantz Durupt et Ismaël Halissat, Gilets jaunes : Macron condamne les violences et annonce une réunion de crise dimanche, Libération, 1 décembre 2018.

3-AFP, Mélenchon sur les violences: “Pas ça les jeunes!”, La Croix, 20 mars 2019.

4-Voir article sur les forces de l’ordre: La main droite de l’État

5-Brut, Au Brésil, une compagnie d’exploitation forestière accusée de meurtres,France Télévision, 24 décembre 2017.

6-Marilza De Melo Foucher,Dilma Rousseff victime d’un coup d’état très machiavélique, Médiapart, 5 septembre 2016.

7– Parti Socialiste d’Allemagne

8-Parti Communiste Allemand

9-Bernd Langer, Antifa,histoire du mouvement antifasciste allemand,La Horde, 2018.

10-Parti Communiste Français

11– Révolution de 1918-1919, Soulèvement de la Ruhr en 1920, Action de Mars en 1921, Octobre Allemand en 1923.

12– Révoltes communistes de 1927

13-Révolution organisée par le Komintern en 1935

14– La superstructure en terme marxiste est tout ce qui n’est pas matériel, qui émane du mode de production et qui le justifie en retour. Par exemple, la religion, les lois, l’état, la institutions en général.

15-Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France, de la guerre de Cent ans à nos jours, Agone, 2018.

16– Geoffrey Roberts, Les guerres de Staline, Delga, 2006.