Marine va à la pêche électorale – Ép. 1 : De quoi parle-t-on ?

Il y a de nombreux débats dans le milieu communiste sur la nature exacte du Rassemblement National, anciennement Front National ; tout le monde s’accorde à dire qu’il met les classes populaires dans l’erreur, que c’est un parti d’extrême-droite.

Est-il fasciste, national-révolutionnaire, populiste, social-conservateur ou encore autre chose ?

Derrière la querelle des mots et des définitions concurrentes, une étude du phénomène auquel appartient le Rassemblement National doit commencer par délimiter le cadre de l’objet étudié. Tout au long de cette série de textes, je parlerai de « populisme » pour la brièveté du mot, parce qu’il est encore relativement à la mode et parce que personne ne sait vraiment ce qu’il signifie. En aucun cas, cette analyse ne peut s’appliquer, a priori, aux dits « populismes de gauche ».

Je ne vais aborder ici que les événements des trente dernières années, dans ce qui constitue ce que l’on appelle grosso modo le monde occidental, à savoir les anciens pays colonialistes européens et les anciennes Républiques Populaires d’Europe de l’Est. Cette réduction géographique est légitime lorsque l’on connaît l’histoire séculaire qui unifie l’Europe, une histoire commune appuyée par les politiques volontaristes d’union économique et par la relative facilité à avoir connaissance de ce qui se passe chez nos voisins. Bien sûr, la globalisation économique ayant entraîné avec elle l’uniformisation des formes politiques de l’État bourgeois, les points abordés peuvent sans doute être étendus au monde « non-occidental », si cela signifie quelque chose.

Si on suit les débats politiques dans les médias de masse, les causes de la montée des partis « populistes » semblent être bien définies : à gauche, une vue économiste dénonce la désindustrialisation et la mondialisation ; à droite, on aura plutôt tendance à y voir des effets dus à l’insécurité et à l’immigration. On entraperçoit quelquefois un argument « géopolitique » selon lequel il y aurait eu mutation de ces partis à un moment après le 11 septembre 2001, signe désigné du spectaculaire retour du terrorisme et de l’impérialisme guerrier dans l’histoire du monde occidental. Dans le cadre français, et même si tout le monde sait que les partis populistes sont à l’offensive dans toutes les élections en Europe, l’explication la plus souvent évoquée pour expliquer les scores du RN à toutes les élections est de dire que « Marine n’est pas comme son père », que « le FN a changé1 ».

 

Un peu de contexte

Historiquement et socialement, notre période se caractérise par un arrêt net et brutal des mouvements sociaux et de leurs conquêtes idéologiques, et même un retour en arrière vers les idéologies de liberté du Capital contre celle du Travail.

ll y avait donc un avant aujourd’hui, un « âge d’or » fantasmé par beaucoup, qui porte le nom de Trente Glorieuses en France. Or, dès les années 70, de nombreux changements adviennent dans la structure même de l’ordre mondial capitaliste tel qu’il était conçu, qui sont nécessaires à la compréhension de l’état du monde actuel.

Une petite énumération : le « choc pétrolier » de 1973 rappelle à l’ordre les politiques économiques keynésiennes, et le compromis de classe qu’il sous-entend ; les anciennes colonies, désormais indépendantes pour la plupart, n’atteignent pas le paradis politique et ont du mal se développer économiquement ; le gauchisme, culturellement dominant, s’épuise, devient dogmatique, et se coupe des préoccupations populaires ; les idéologies anti-communistes prospèrent, avec la France comme tête de proue intellectuelle. Enfin, il apparaît que le modèle soviétique n’est même plus viable économiquement, à défaut de l’être politiquement depuis bien longtemps.

L’idéologie prolétarienne, le mouvement ouvrier et les Partis Communistes jouent jusqu’à cette période une danse à trois et entretiennent leurs dynamiques respectives les uns les autres. Selon les pays, selon les régions, selon les moments2, ce sera l’une de ces trois tendances qui déclinera plus que l’autre, emportant ses deux partenaires avec elle. Et en effet, en un peu plus d’une décennie, c’est la disparition de tout un monde et toute idée de transformation de la société avec elle. De nombreux mouvements « anti-impérialistes » ont survécu à cette période de recul, en abandonnant la construction du socialisme aux seules revendications nationalistes ou culturelles.

Conjointement, l’extrême-droite reprend du poil de la bête : percées électorales, retour de la question identitaire, nationalisme réactionnaire, « ratonnades » identitaires, mouvements culturels boneheads, etc.

Comment comprendre le mouvement conjoint de dislocation du monde communiste et du retour aux vues populistes ? Cette question est extrêmement vaste, complexe, non exempte de contradictions. Mais comme bien souvent, les explications de la bourgeoisie progressiste ou conservatrice servent avant tout à lui donner une bonne conscience vis-à-vis des masses laborieuses qui feraient n’importe quoi : dans ces deux types d’explication, en effet, le prolétariat n’est jamais envisagé comme autre chose qu’une masse réagissant à des stimuli externe, de manière mécanique.

Ainsi de la montée de ces partis populistes dans les urnes européennes, car, contrairement au discours perpétuel du passage à l’extrême-droite du vote ouvrier partout et constamment ressassé, il s’agit en fait d’un alignement du vote de toutes les classes : toutes les classes votent, à peu de choses près, dans les mêmes proportions pour ces partis, à toutes les élections. On a bel et bien affaire à des mouvements trans-classistes, et qui touchent peu ou prou toutes les démocraties bourgeoises3 de la planète (que l’on songe à des pays aussi culturellement ou économiquement différents que les Philippines, l’Inde, le Japon, la Hongrie, l’Argentine, les États-Unis d’Amérique, etc.). C’est bien d’un fait global et pas uniquement intrinsèque à ces pays qu’il s’agit, une sorte de comportement de réaction dans un contexte spécifique, et qui ne se réduit bien évidemment pas juste à savoir qui est en tête des élections. Les élections ne sont que le thermomètre, pas la source de chaleur.

Prenons une inspiration, et consacrons un paragraphe au cas français.

Le Rassemblement National aurait donc changé et Marine Le Pen serait plus « présentable ». Cette explication a cela d’intrigante que le Rassemblement National s’était effondré plutôt que de s’implanter durablement, cette justification aurait pu fonctionner tout autant – autant dire qu’elle ne n’est pas nécessaire à l’explication. Par contre, dire que le Rassemblement National s’est intégré à l’appareil médiatique et à la culture politique moyenne, peut-être il y a-t-il là un peu plus de vérité, de pertinence. Mais ce serait prendre le problème par l’aval, et oublier la source : personne en soi n’a créé la dynamique populiste (contrairement à une vision complotiste assez répandue à gauche qui donne pour la volonté de François Mitterrand de créer le phénomène à la télévision dans les années 80) ; simplement, si ce phénomène a pris autant d’ampleur, c’est qu’il y avait ‘quelque chose’ sous le pur produit marketing, qu’il a rencontré des conditions objectives qui ont conduit à son épanouissement. Les gens ne sont pas des moutons abrutis par les médias et la société de consommation, n’en déplaise à ce qu’une gauche petite-bourgeoise sous-entend constamment.

 

Les partis électoralistes d’extrême-droite

ll faut tout d’abord décrire quelles sont les caractéristiques de ces partis politiques aujourd’hui.

La première chose à remarquer, c’est que ces partis ne véhiculent pas l’idéologie fasciste, en tout cas pas comme axe principal doctrinal et pas ce fascisme historiquement développé à partir des années 1920. Le fascisme se caractérise par des discours accusant le « capitalisme », fustigeant la lutte des classes et se constitue en mouvements de masse, formant des cadres4 ; historiquement, les partis politiques fascistes s’opposent à l’appareil d’État bourgeois et au principe démocratique, rejetant la représentation élue et niant l’utilité des institutions représentatives intermédiaires entre pouvoir d’État et peuple (les fameux « corps intermédiaires »). Aucun des partis considérés ici ne rentre dans cette catégorie stricto sensu.

Le Rassemblement National (RN) français, l’Alternativ für Deutschland (AfD) allemand, le Partij voor de Vrijheid (PVV) néerlandais, le United Kigdom Independant Party (UKIP) ne s’intéressent pas au problème du Capitalisme ; cela ne les concerne pas. Ils se présentent sur la scène électorale pour « régler des problèmes » ; ce sont des réparateurs du « Système ». Chacun d’entre eux aura son agenda, dans son pays, et ce indépendamment des problèmes spécifiques de ses voisins. Les alliances que l’ont peut voir au Parlement Européen, par exemple, ne sont que des rassemblements circonstanciels afin de créer des groupes parlementaires ; au premier débat contradictoire, ces groupes entrent en crise, arrivant parfois à se bloquer toute possibilité d’action sous la force de leurs propres contradictions internes ou bien encore implosent.

Ce n’est donc pas une spécificité de quelques-uns de ces groupes, mais bel et bien une tendance de fond de nombres d’organisations électoralistes politiques contemporains ; en réalité, ce genre de comportement est complètement défini par ces ectoplasmes politiques à la mode, les « mouvements ».

Parce que cette tendance est très présente dans le paysage politique contemporain, il faut essayer d’en tracer un peu les contours : ce sont des rassemblements opportunistes d’associations, de partis électoralistes et d’individus liés dans une conquête électorale ponctuelle. Ce sont des machines de guerre entièrement tournées vers la conquête du pouvoir qui se détricotent dès que l’agitation retombe. Se développant sur le dégoût envers les « partis traditionnels », ce sont des coquilles vides de militants formés, vides de perspectives, vides de cohérence. Leur vitesse d’expansion rapide les oblige à l’opportunisme et à l’utilisation massive du marketing, et à la personnalisation extrême autour d’un « leader ». Le grand fond à toutes ces formations gazeuses, c’est la question démocratique, la contradiction entre intelligence individuelle et action collective, la fatigue de l’engagement politique et de la fidélité idéologique. Les militants électoralistes ont espéré découvrir dans cette forme d’organisation, inspirée des luttes collectives de gauche des années 70 en grande partie, la solution de cette contradiction insistante dans l’action politique.

Qu’est-ce qui unit les membres de l’extrême-droite, quelle idéologie est représentée dans ces mouvements populistes ? Contrairement à ce que l’on entend couramment, la question économique n’est absolument pas déterminante ; c’est un gadget dans le pire des cas, un moyen dans le meilleur. Le Rassemblement National a été très longtemps sur une ligne économiquement protectionniste et anti-européenne ; ses alliés néerlandais marchent sur une ligne ultra-européenne et économiquement libérale. Selon la situation économique conjoncturelle nationale, on s’adaptera donc à la mode idéologique, et on ratissera le plus largement en se mettant dans le sens du vent.

En regardant au-delà des présupposés, le seul et unique lien qui les rassemble, c’est le Nationalisme. Il faut être bien clair sur ce qu’est cette idéologie : prenons donc un étrange gros bouquin édité par et pour des militants nationalistes, Doctrines du Nationalisme du maurassien Jacques Ploncard (dit Ploncard d’Assac)5, trouvable sur le net illégalement. Ce livre a pour ambition d’éclairer les différents courants théoriques du nationalisme radical du point de vue de ceux qui en partagent les idées. Il va sans dire que celles-ci sont un reflet d’un idéalisme fascinant : les idées priment à tous points de vue sur la réalité du monde ; par exemple, la Nation est constamment évoquée, mais à la lecture, il apparaît que jamais il n’y a eu de nation telle que décrite ; il y a toujours une idée de la Nation, supérieure à toute réalisations concrètes de celle-ci ; on rêve d’une Nation idéale, Absolue, sans tenir compte de la réalité concrète, des formes juridiques, institutionnelles et politiques réelles qu’elle enfanterait. Et donc, puisque la Nation est un Absolu, si problème il y a, c’est qu’il vient de l’Extérieur. La raison marche à nouveau sur sa tête, on régresse dans l’histoire humaine et on commence la fusion entre le nationalisme historique – affirmation d’une nation attachée à un état, l’État-nation – et un nationalisme idéologique, abstraction et idéalisation du premier.

Et c’est là que l’on va retrouver le point commun que l’on cherchait tant : le « compromis national ».

Et que nous décrirons une prochaine fois.

 

1 Dans le même ordre d’idées, l’orgueil chez les progressistes français à mettre au crédit du CNR en 1944 l’invention du modèle social « français » ; qu’importe que ce modèle ait pu être esquissé dans ses grandes largeurs par des gouvernements précédents (y compris sous Vichy), et que des pays n’ayant connus aucun CNR ou de résistants l’aient adopté simultanément et indépendamment de ce qu’il se passait dans l’hexagone. Il semblerait bien plutôt de se rappeler du contexte politique global qui a permis ces avancées dans l’Europe Occidentale – et donc quel était l’état de la lutte des classes à l’époque.

2 En France, on peut considérer que c’est d’abord l’idéologie prolétarienne qui a commencé à s’émousser ; au Royaume-Uni, ce sont les mouvements sociaux qui ont accusé le coup ; en Italie, enfin, c’est le Parti Communiste d’Italie qui est entré en phase de crise profonde. Tout cela est schématique, bien sûr, mais aide à donner un peu de cohérence au mouvement historique.

3 Les démocraties de type bourgeois regroupent les états qui ont adopté le système électif pour ses citoyens, et qui sont dotées d’institution de gouvernement représentatif. Ces deux aspects permettent l’assise du pouvoir politique de la bourgeoisie, et assurent le développement productif capitaliste de la manière la plus cohérente idéologiquement.

4 Le fascisme détourne les définitions scientifiques de Capitalisme et de Lutte des classes ; ce groupe-ci pourra se définir anti-Capitaliste, mais pour lui le Capitalisme sera basé sur des principes raciaux des « gros » bourgeois, ou celui-là ne considérera que deux classes, les « Gros » contre les « Petits ».

5 Inoubliable auteur d’œuvres aussi essentielles que Pourquoi je suis anti-juif en 1938, ou La Franc-maçonnerie ennemie de l’Europe en 1943. [wpmem_logged_in]Voici le lien vers ce chef-d’œuvre, qui reste, malgré tout, fortement intéressant.[/wpmem_logged_in]