“Mais, Loïs, nous sommes pauvres !”

La culture se réduit à présent aux marchandises culturelles. La culture geek supplante, en France, en terme de vivacité, toutes les cultures traditionnelles, vernaculaires. On la qualifie à présent de culture populaire, et elle seule a droit à ce qualificatif. Les autres seront soit du folklore, soit de la tradition, soit de la coutume, ou bien du hobby, des habitudes, des choses sans intérêt. De sous-culture, le geek est devenu le standard de ce qui est populaire, de ce qui peut clairement être qualifié de populaire. A tel point qu’il semble d’ailleurs que cela devienne une culture partagée mondialement, et qui suit les canaux de développement de la mondialisation – sujet extrêmement vaste sur lequel il faudra revenir à une autre occasion.

Les produits culturels, à l’inverse, sont des marchandises qui, du fait même que ce sont des marchandises, ont une aura particulière : elles se vendent, donc, d’une manière ou d’une autre, elles sont légitimes. Oh ! bien évidemment, le bon goût et le mauvais sont des critères esthétiques qui seront utilisés pour construire des jugements et pour savoir qui est digne de consommer quoi ; mais, enfin, ces produits seront tout de même consommés, quoi qu’il advienne.

Je ne dis pas cela dans un sens rétrograde, passéiste ou réactionnaire ; je suis de ce monde, j’y participe, et connais infiniment plus la culture dite commerciale que la culture classique, savante ou bourgeoise ; et, tout naturellement, le premier exemple qui me vient en tête lorsque je cherche à discuter de ce que peut être un produit qui soit intéressant politiquement parlant, c’est une série américaine.

Malcolm est une sitcom américaine créée en 2000 par Linwood Boomer, comportant cent cinquante épisodes d’une vingtaine de minutes, en sept saisons. Elle est multi-diffusée depuis plusieurs années sur les canaux de la TNT en France.

Chronique d’une famille de prolétaires américains, dont l’un des enfants, Malcolm, est le narrateur, la série commence par dépeindre à grands traits les personnages principaux. La fratrie est composée de Francis le grand frère turbulent, Reese la brute stupide, Malcolm le surdoué névrosé, Dewey le jeune lunaire, et, bien des saisons plus tard, naîtra Jamie, le jeune frère qui semble surtout être un personnage faire-valoir, aux actions démoniaques.

La première saison se concentre sur Malcolm, et l’acceptation de son statut de « petit génie » dans une classe spécialisée pour surdoués. Il sera présenté comme le plus « normal » de tous ses camarades au début de la série, mais ses névroses ne feront que se développer tout le long de la série, particulièrement son narcissisme et sa capacité à se plaindre perpétuellement. C’est sans doute le personnage qui évolue le moins le long des sept épisodes, et qui est, à ce titre, le moins intéressant.

Le personnage autour duquel tout gravite est Loïs, la mère et unique femme dans les personnages principaux pendant un long moment. Elle est dotée d’un caractère très affirmé, et elle endosse le rôle que l’on dévoue traditionnellement aux hommes dans l’éducation traditionnelle, celui de l’autorité. C’est un pacte plus ou moins informel qu’elle a établi avec son mari, Hal, personnage lunaire émotif, toujours là pour soutenir sa femme dont il est éperdument amoureux, et qu’il soutient systématiquement, une fois tous les deux à l’abri de leur chambre.

Ce que je vais raconter à présent ne prétend pas être « purement » objectif ; je cherche mettre le doigt sur un aspect particulier de cette série qui m’a sauté aux yeux pendant ma période lycéenne de politisation. Je sais que j’y vois en partie ce que j’ai envie d’y voir, mais les fondamentaux sont quand même là, biens présents.

Donc :

C’est tellement rare qu’il faut le souligner : Malcolm est une série réaliste ET humoristique. Bien évidemment, les situations sont exagérées, caricaturales, mais elles s’ancrent dans la réalité d’une famille de travailleurs américains, qui subissent le monde du travail uniquement parce qu’il faut bien que leur famille puisse vivre.

La plupart des épisodes sont à hauteur des trois frères Reese, Malcolm et Dewey, et se concentrent sur le monde de l’école et du lycée, des amis et des premiers émois amoureux. Dans Malcolm, plus on s’approche du monde adulte, et plus on s’intéresse au monde autour de soi. Ce sera donc tout logiquement avec le grand frère, et surtout, surtout, avec le couple des parents, que la société sera décrite et critiquée, par sa gauche.

Jamais, de mémoire, la « politique politicienne » n’est abordée dans la série. C’est une vision, je le répète, depuis les prolos américains que l’on voit, immergée dans la lutte des classes quotidienne, telle qu’elle se pratique dans ce pays. Hal est employé de bureau mais il déteste son job, et il vivra même une déroute financière de l’intérieur, sans doute inspirée aux scénaristes par le scandale Enron, épisode au bout duquel il sera mis au chômage technique. Tout le long de la série, on sera mis au courant de la situation économiquement précaire des parents, qui ne cessent pas de parler d’argent. Mais jamais ils ne voudront sacrifier le bien-être de leurs enfants à cause de cela.

Diffusée sur une chaîne de télévision appartenant au réseau audiovisuel Fox, réputé pour être dans les années 2000 particulièrement réactionnaire et qui nous semblerait presque sympathique aujourd’hui, à nous qui sommes à l’époque de l’Alt-Right, Malcolm reste une série étonnamment progressiste selon les canons américains. Constamment est rappelée la situation économique de la famille, elle est la base qui rend possibles ou impossibles toutes les péripéties futures.

Les thèmes abordés sont vastes, mais, bien évidemment, tous ne peuvent pas l’être. Citons : la situation des noirs américains, avec le père de Stevie Kenarban et son groupe d’amis (tous petits entrepreneurs, comme Hal le raconte dans une scène très étonnante qui prend le racisme à contre-pied pour nous proposer la vision de classe du personnage !) ; la présence des amérindiens, avec le personnage de Piama Tananahaakna, compagne du grand frère Francis, et d’autres apparitions au cours de la série (si ce n’est bien sûr pas beaucoup, c’est colossal quand on compare aux autres séries, même celles réputées sérieuses) ; les migrants, que ce soit par les parents de Loïs, migrants polonais, racistes, antisémites, homophobes, les propriétaires autrichiens du ranch Grotto, ou les migrants mexicains que l’on croise à plusieurs reprises ; la religion, qui n’est abordée que furtivement, est au centre d’une transaction que font les parents avec un Dieu, n’importe lequel faisant l’affaire, pour peu que leurs enfants arrêtent de faire leurs bêtises.

Les histoires se tiennent loin de la politique, mais elles baignent dedans ; elles s’inscrivent en fait dans une forme de lutte des classes qui est la moins spectaculaire, celle qui est la moins glamour, celle du quotidien. Les rapports de classe y sont normaux, ils conditionnent tout ce qu’il est possible ou pas de faire : ils faut bien aller dans un travail qui ne nous plaît pas, parce qu’il faut bien vivre et faire vivre ceux qu’on aime. À une occasion, cependant, la question est abordée de front, dans la dernière saison de la série, dans l’épisode « Assurances tous risques ».

En parallèle d’une intrigue sur le non-paiement du chèque d’assurance maladie, Loïs assiste à son travail à une réunion clandestine pour former une section syndicale. Cet épisode est extrêmement révélateur de l’ambiance qu’il peut régner dans une certaine frange de la classe travailleuse américaine, avec ses supermarchés ouverts jours et nuits, son syndicalisme réprimé, et ses petites magouilles entre employés pour se faire voir du patron. Combien de séries de masse peuvent se permettre d’avoir une telle approche, aborder ce sujet précisément sans tomber dans le pathos ou la didactique lourdingue ?

Pour qui a vu ces deux séries, le parallèle peut sembler étonnant, mais Malcolm a souvent été décrite comme « Les Simpson avec de vraies acteurs ». Mais là où les personnages de dessin animé sont devenus peu à peu caricatures d’eux-mêmes, tournant à vide alors que l’histoire globale boucle sur elle-même à la fin de chaque épisode pour revenir au statu quo au début du suivant (à quelques exceptions près), la série Malcolm se doit d’avoir une continuité et une évolution, ne serait-ce que parce que ses acteurs vieillissent, grandissent. Là où Les Simpson sont dans le burlesque et le gag, la série Malcolm fait dans le comique de situation, sur un thème donné, autour d’une ou deux idées par épisode. Là où les Simpson ne sont plus que du gag pour le gag, et se servent de la société comme moteur pour trouver des situations, la série met en scène la vie d’une famille de la classe ouvrière1 confrontée à des situations ; le fait de voir des personnages de chair et de sang, des acteurs, amène sans doute à un esprit de responsabilité et de sérieux dont les scénaristes ont dû eux-mêmes être surpris.

Malcolm est donc une série progressiste, à hauteur d’homme, qui est en lien avec les débats de la société américaine de son époque. Ce n’est bien sûr pas un objet culturel exempt de défauts, que ce soit au niveau idéologique (la famille ne fait que subir son état d’exploitation tout du long, et ne remet jamais en cause le capitalisme – ou presque…), ou techniquement (la réalisation est assez souvent terne, sans relief, la profondeur de champ est rarement variée, et l’image baigne dans une teinte rosée), mais elle ne se moque pas de ses personnages, elle les suit. C’est donc un journal, ou une chronique, de cette famille, et c’est une fiction moraliste, qui parle des préceptes politiques humbles de cette famille. Si, comme le dit la chanson du générique, la vie est injuste (« Life is unfair »), il convient de se faire quand même sa place dans ce monde, qui est comme il est, avec ses hauts et ses bas. Et puis est arrivé le dernier épisode de la série.

Malcolm a réussi à s’arrêter à temps, et à s’arrêter sur une note d’espoir pour ses personnages. Le nihilisme ou le cynisme ont été mis de côté, dans les limites de la série, bien sûr.

Si c’était juste une bonne série, avec un bon fond, une série drôle – parce que c’est vraiment drôle, il ne faut pas oublier cet aspect, tout de même ! –  ce serait déjà bien. Malcolm devrait être un produit télévisuel normal dans le paysage culturel, et pourtant il détonne, parce que la représentation de la classe ouvrière est absente même des produits qui lui sont destinés.

Regarder Malcolm, c’est un regarder un « bon produit culturel », parce qu’il permet d’être un support de discussion politique sans être lourd, pesant : c’est drôle, mais ça a du sens, une profondeur. Il y a une base de classe, mais il y a surtout la vie, normale.


1. Dans le sens de classe de tous les travailleurs, pas uniquement des ouvriers d’usine.