Quelle révolution pour le Soudan ?

C’est une période de bouleversement majeur que traverse le Soudan depuis décembre 2018. Trente ans après le putsch de la junte militaire menée par Omar el-Bechir, survenu le 30 juin 1989, le pays vit un épisode marquant de son histoire, illustré par la volonté des classes petites-bourgeoises et prolétariennes soudanaises à balayer un système autoritaire et corrompu au profit d’un régime pleinement démocratique et représentatif.

Ici, c’est une mobilisation à échelle d’un pays entier qui a émergé depuis le mois de décembre 2018, d’El Obeid à Port-Soudan, et jusqu’au cœur de la contestation à Khartoum. La puissance de ce mouvement s’inscrit dans un contexte de grande précarité affectant les prolétaires. Le marasme économique persistant et l’annonce de l’augmentation considérable du prix du pain le 18 décembre 2018 suffisent à mettre le feu aux poudres et à raviver le brasier de la contestation sociale. Des accalmies ont pourtant fait l’objet de promesses de la part du gouvernement el-Bechir.

Deux mois après l’émergence des contestations, un premier revirement politique s’effectue, el-Bechir dissout le gouvernement fédéral et provincial, puis déclare un état d’urgence au mois de février. Depuis le 6 avril, les manifestants se sont regroupés en sit-in pacifique devant le QG de l’armée, place forte du pouvoir et haut lieu de symbole de la lutte révolutionnaire. Ce site, choisi pour son statut emblématique, devint progressivement un lieu révélateur des actrices et acteurs de cette guerre politique : affrontant les manifestants, dont les professionnels soudanais (dont nous reparlerons plus bas), l’armée et les forces de sécurité.

Petit retour historique oblige :

De formation militaire et acteur de la guerre du Kippour en 1973, Omar el-Bechir renverse le gouvernement civil de Sadek el-Mahdi le 30 juin 1989. Cette prise du pouvoir par l’appareil militaire entraîne la dissolution immédiate des instances politiques : les institutions gouvernementales, les syndicats et partis politiques sont muselés et sont condamnés à la clandestinité. Avec l’appui du Front islamique national, parti politique intégriste soudanais, le despote el-Bechir réforme la société soudanaise dans son ensemble vers un Islam radical.

En 1993, El-Bechir est élu président de la République du Soudan, son gouvernement met en place la charia et ordonne l’application stricte des lois de l’Islam partout sur le territoire. Son règne est marqué par plusieurs conflits de grande ampleur. Une guerre de conversion à l’Islam est menée contre le Sud, région aux pratiques chrétiennes et animistes encore très présentes, une guerre civile éclate dans les années 90, causant plus de deux millions de morts. Ce conflit se calque habilement sur des enjeux économiques forts pour le Soudan, les régions méridionales étant riches en pétrole.

Depuis 2003, la région du Darfour, à l’ouest du Soudan, est également le théâtre d’une nouvelle guerre civile entre les « Noirs-Africains » non-arabisés et des milices musulmanes soutenues par le gouvernement. Au mois de décembre de cette même année, la guerre civile fait plusieurs dizaines de milliers de morts, bien que ces chiffres soient à prendre avec précaution ; le gouvernement d’El-Bechir affirme 10 000 morts contre les États-Unis ou Israël qui en recense 300 000. Ce conflit, qualifié de génocide ethnique par la communauté internationale, génère plus de 2 millions de déplacés. En 2009 et 2010, la Cour pénale internationale accuse El-Bechir de crime de guerre, génocide et crime contre l’humanité. Ce qui n’empêche pas sa réélection en 2010.

Le 11 avril 2019, l’armée destitue le despote Omar el-Bechir, sous la pression des manifestations. Il s’ensuit le gouvernement du pays par l’armée soudanaise, incarnée par un Conseil militaire de transition, dirigé par Abdel Fattah Abdelrahman, ancien inspecteur général de l’armée, succédant au général Ahmed Ibn Auf suite à sa démission le 12 avril.

La destitution d’Omar el-Bechir marque le début d’un long pourparler entre le Conseil militaire et les opposants au régime. Exigeant un conseil civil, selon Alaa Salah, étudiante et figure de proue médiatique du mouvement, et par-dessus tout la chute du régime en place.

Nous avons ici un exemple d’association de classes contre un gouvernement autoritaire, prenant en compte les antagonismes entre prolétariat et professions libérales. L’association des professionnels soudanais est à l’origine de cette cohésion sociale. Force d’opposition directrice de la révolution, elle est une organisation syndicale regroupant des professions le plus souvent libérales, tels les médecins, juristes, marchands, ou enseignants d’université par exemple.

De par son ampleur et par le ralliement d’une partie de l’armée à sa cause, ce mouvement a effectué un véritable tour de force démocratique. Cependant, toute épreuve révolutionnaire contient son lot de contrecoups : ce lundi 3 juin, le mouvement est gravement réprimé, les corps de sécurité avec les RSF (Forces de soutien rapide) pillent la ville et tirent à balles réelles dans la foule. 118 morts et plus de 700 blessés selon l’association des médecins du Soudan, contre 61 morts selon les militaires.

Malgré l’érection de barricades et le soutien de certains soldats, le régime en accord avec les RSF visent l’arrêt total de la révolte par les armes et la mort. Des menaces d’expulsion et de violence sur les médecins de le Royal Care International Hospital sont proférées afin de maintenir une pression sur le mouvement.

En parallèle, ce mouvement a permis l’ascension des femmes sur l’échelle de la représentativité. La lutte au Soudan est aussi la lutte des femmes pour se libérer de leur prison sociale. La médiatisation du mouvement a encouragé l’émergence de symboles féministes, les revendications des femmes sont devenues le fer de lance de la mobilisation. Un combat exemplaire dans les régions où les femmes sont opprimées par les hommes, autant sur le plan civique et juridique que domestique.

Alaa Salah, citée plus haut, étudiante en architecture à l’Université internationale du Soudan, explique les enjeux que représente cette lutte pour les soudanaises ainsi que leur rôle à jouer : « Les femmes soudanaises ont un rôle actif dans ce qu’il se passe. Elles doivent prendre position maintenant, pour pouvoir avoir un rôle dans la politique soudanaise ». La représentativité des femmes dans les instances politiques est une nécessité, un parlement à 40 % de femmes élu est une des principales revendications féministes, en plus d’une abolition de l’oppression masculine et plus de droits civiques.

Quel avenir peut-il se dessiner pour le Soudan ? La réponse est complexe. Malgré les difficultés que rencontre le mouvement, il ne reste pas pauvre en espoir et en symbole. La détermination des masses prolétaires à renverser le régime autoritaire en place a valu des triomphes politiques au cours de ces cinq derniers mois, elle prouve que le moteur essentiel à la réussite de cette révolution est la jeunesse. Comme il fut possible de le constater en Algérie en avril 2019, ou en Égypte en 2011, les mouvements sociaux révolutionnaires, bien qu’ils ne soient pas tous d’essence marxiste, savent faire preuve de combativité jusqu’à impacter directement les régimes au pouvoir. Aujourd’hui, les soudanais mènent une lutte sans répit contre l’armée, les chefs de file de l’opposition appelant à maintenir la révolte et à l’intensifier.

Cependant, aux conditions que l’armée se retire en majeure partie des affaires de l’État, rien ne peut garantir l’accession du prolétariat aux institutions politiques du pays. En soi, trois majeures issues peuvent se produire à l’issue de la révolution : l’ouverture au libéralisme via les professionnels soudanais au pouvoir (comme ce fut le cas en Égypte après la démission d’Hosni Mubarak en 2011 ), une prise du pouvoir par un comité civique populaire socialisant, ou bien un renforcement et une persistance de l’appareil militaire à la tête du pays. Cette dernière issue ne doit pas être prise à la légère cependant. Les militaires, bénéficiant du soutien des Émirats Arabes Unis ou encore de l’Arabie Saoudite, ces derniers soutenant les États autoritaires par volonté de « sauvegarde » des pays de tradition musulmane, ont toutes les capacités d’alourdir leur influence par matage de la révolte. L’appareil répressif d’État possède l’atout d’être à la tête du pays et possède de facto les pleins pouvoirs.

La lutte au Soudan a permis l’émergence d’actrices et d’acteurs jusqu’ici absents de la scène politique locale, elle est à la fois la lutte des masses populaires opprimées, des défavorisés, les déclassés, la lutte du prolétariat contre une bourgeoisie armée au pouvoir. La lutte est également la lutte des femmes comme nous l’avons vu plus haut, actrices de premier plan et leaders charismatiques du mouvement, dont la détermination est incontestable. Ce mouvement traduit donc une convergence des luttes de divers secteurs, ainsi qu’une progression non négligeable de l’égalité entre femmes et hommes unis dans la lutte.