Le Black Bloc

K-way noir, lunettes de piscine, masque de chantier et slogans anarchisants. Voilà en somme le portrait que l’on peut dresser d’une personne participant au Black Bloc aujourd’hui. Le cliché de ces habitués des manifs est complété par le comportement de provocation et la recherche systématique de l’affrontement avec la police. La dégradation de biens publics ou privés peut aussi faire partie du panel si le dispositif de maintien de l’ordre en laisse la possibilité.

Le Black Bloc connaît un succès médiatique en France depuis le 1er mai 2016 et les violents affrontements avec la police. Le mouvement des Gilets Jaunes entre la fin de l’année 2018 et l’été 2019 a été une occasion supplémentaire pour se faire remarquer. D’autant plus que le contexte social évoluant vers la radicalisation, les habituels groupuscules violents ont été rejoins par des Gilets Jaunes décidés à aller au-delà des manifestations pacifiques. Associés à l’image de « casseurs » et d’éléments « mettant en péril la République », il est difficile pour le public de comprendre les véritables objectifs de ces « individus mobiles » si l’on reprend le langage de la police. Pourtant le Black Bloc est bel et bien une tactique révolutionnaire pour la mouvance libertaire.

Il nous faut donc dégager les arguments qu’avancent ces personnes pour défendre ce modèle afin ensuite d’en tirer des critiques.

Le principe de base du Black Bloc est de rassembler à l’occasion d’une manifestation des individus en un cortège illégal et secret. Une fois rassemblés lors de l’évènement, ces derniers se lancent à l’assaut des forces de l’ordre et des bâtiments symboles de l’État ou d’entreprises privées. Les membres du Black Bloc sont en majorité issus de groupes libertaires, anarchistes, mais aussi de militants d’organisations communistes cherchant à rompre avec les traditions de démonstrations habituelles1. C’est d’ailleurs ici que l’on trouve le premier argument en faveur du Bloc.

Radicaliser le mouvement

La sono de la CGT, les drapeaux rouges, le parcours tracé en accord avec le préfet, les slogans classiques, une démonstration de force dans le calme et la retenue : voilà, il est vrai, l’image typique de la manifestation depuis maintenant des décennies. Face à un État bourgeois qui ne fait même plus semblant d’écouter la rue, n’hésitant plus à matraquer ces démonstrations pacifiques, il est normal que la colère et le sentiment d’impuissance poussent à chercher de nouvelles formes de contestations. Pour les pro-Black Bloc, la messe est dite : il faut aller plus loin, radicaliser la lutte. La violence en manifestation devient légitime et même un devoir.

Pour ce faire, il faut qu’un petit groupe d’agitateurs infiltre la manifestation et pousse la police à l’affrontement. Les membres du Black Bloc sont alors sensés remplir le rôle de réactifs pour lancer les hostilités qui imposent deux seules voies possibles pour le manifestant lambda : se battre ou fuir.

Là, le second rôle du Black Bloc se révèle, il doit être le modèle à suivre au combat. Il est l’élément d’excitation des manifestants selon cette logique. Cette doctrine héritée de la tradition anarchiste de la « propagande par le fait », qui a pour but d’accomplir des actions d’éclat pour entraîner les masses dans l’escalade de lutte avec le capitalisme, se poursuit aujourd’hui dans le Black Bloc.

Que penser de cela alors ? Premièrement, sur l’aspect historique, « la propagande par le fait » est un échec et un danger pour le mouvement ouvrier. Les actes terroristes anarchistes du début du siècle n’ont fait qu’attirer les foudres de la répression sur les organisations anarchistes mais aussi socialistes et syndicales2. L’argument de « la non-violence défend l’État » est symptomatique de la pensée idéaliste anarchiste. Car loin d’être une réalité universelle, la violence, comme la non-violence, selon le contexte, la méthode, le rapport de force, n’auront pas les mêmes effets.

Dans notre contexte de faiblesse du mouvement des travailleuses et travailleurs, de renforcement de l’autoritarisme d’État, il est suicidaire de fournir des prétextes au renforcement de la répression. Aujourd’hui encore on peut voir combien les dispositifs policiers prennent de l’ampleur pour encadrer de simples manifestations syndicales avec l’argument de la présence du Black Bloc. Deuxièmement, que le Bloc soit là ou non, ce n’est pas lui qui va décider du comportement des manifestants lors d’une charge policière. Si son existence remonte aux années 1980 en Allemagne de l’Ouest, les manifestants de tout temps ne l’ont pas attendu pour fuir ou pour affronter la police. Les paramètres qui entraînent les réactions violentes de manifestants dépassent l’action d’un groupe d’individus en noir dans lequel il est difficile pour eux de s’identifier. Ainsi, le mouvement des Gilets Jaunes ne s’est pas radicalisé à cause du Black Bloc, mais parce que ses développements et ses évolutions ont abouti au constat de l’impasse du mouvement dans son format pacifique, entraînant les plus radicaux dans l’escalade. Au mieux, le Bloc aura excité les éléments déjà radicalisés, qui iront puiser dans ses tactiques et son équipement de manifestation.

Pour finir, il est intéressant de constater qu’au-delà de l’aspect tactique, les promoteurs de ce système tombent en panne sèche quand il s’agit d’expliquer dans quelle stratégie d’ensemble s’inscrit le Black Bloc.

Spontanéisme

Grand adversaire des partis, organisations et systèmes de représentations, le mouvement libertaire autonome exporte ses principes dans le Black Bloc : le spontanéisme. Qu’es aquò3 ?

L’idée est que les masses entraînées dans la lutte et les affrontements avec la police vont prendre conscience de manière autonome et spontanée de la nécessité d’abattre le système en place.

Dans ce processus, pas de place pour les avant-gardes ou les forces organisant les travailleuses et travailleurs pour la prise de pouvoir. Tout le principe repose sur la capacité des masses à être autodidactes. Ici encore, le Black Bloc sert de vitrine au modèle.

Le Bloc se forme sur la mobilisation volontaire et spontanée d’individus se rassemblant pour une action contre le système capitaliste. Il est donc en soi symbole du spontanéisme en action.

Pourtant, regardons de plus près.

Se couvrant derrière un voile matérialiste en disant que les conditions économiques et sociales permettent la prise de conscience des masses dans la lutte (ce qui est vrai), la théorie tombe dans l’idéalisme quand elle avance que cela permettra le renversement du système et l’instauration d’un monde meilleur. Car sur quelle base idéologique se développera ce renversement et le nouveau système ? Le marxiste que je suis vous répond que ce sera sur la base idéologique des forces dominantes. À la fois dominantes dans la société mais aussi dans le mouvement. Pour reprendre l’exemple des Gilets Jaunes, il serait mensonger de dire que les revendications anticapitalistes se sont développées d’elles-mêmes dans le mouvement, alors que ceci est dû à la fermentation des idées progressistes distillées par les organisations syndicales et politiques présentes en son sein. Cette victoire a été obtenue seulement après l’éviction des organisations réactionnaires et fascistes du mouvement, avec la radicalisation de ce dernier, et aussi il est vrai par l’action des antifascistes.

Dans un second temps, quel idéalisme de penser que parce qu’on aura affronté la police lors d’une manifestation, on va mécaniquement comprendre qu’il faut renverser un système qui se trouve être capitaliste ? La démonstration de force n’est qu’un moment de la lutte, la manifestation est un moyen, non pas une fin. Il est aujourd’hui difficile de se défaire de cette fausse route imputable aux directions réformistes des syndicats comme des partis. Le travail militant est constant, dans son quartier, son lieu de travail, même dans le sport. Et c’est parce que l’on dispose d’une théorie révolutionnaire que l’on est capable d’analyser à chaque instant les chaînes qui pèsent sur nous et sur les autres, que l’on prend effectivement conscience des enjeux du système capitaliste. Le spontanéisme, c’est demander à une troupe de foncer sur un ennemi dont on ignore tout, pour un objectif obscur et le tout sans armes. La rage du moment ne peut pas tout faire. Surtout quand elle se dissipe peu à peu après la dose d’adrénaline de la manifestation. C’est comme un film qui nous ferait prendre conscience d’une injustice. Dans la salle de cinéma, on est touché, les émotions nous submergent. Quand on en sort, on est plein de bonne volonté, on veut changer le monde. Puis une fois chez soi, on fait son repas, on traîne sur le net, l’énergie s’estompe, et finalement le lendemain, on continue comme si de rien n’était. Il faut une discipline personnelle pour se mettre réellement au travail, mais pour changer une société, l’action individuelle n’est rien. Il faut donc penser en termes collectifs, et se pose la question de la discipline collective de travail. Le principe d’une organisation structurée s’impose alors. L’organisation ou le parti, n’en déplaise aux partisans de la spontanéité, est la matérialisation et la mise en marche d’une volonté collective de changer la société.

Afin de poser un dernier clou à mon raisonnement, le Black Bloc n’est pas un rassemblement de travailleurs ou travailleuses qui auraient pris conscience spontanément de la nécessité de la lutte violente contre le capitalisme. Avant d’attaquer, je vous présente cet extrait : « les premiers militants “Black Blocs” présentés en comparution immédiate après les violences du 1er mai présentent un tout autre profil social. Élèves à Centrale, fils et filles de chercheurs au CNRS, d’analystes financiers, etc.4 ». Le profil type est en l’occurrence celui d’un jeune diplômé au fort capital culturel. De plus, comme présenté dans l’introduction, les Black Blocs recrutent en grande majorité dans les organisations politiques d’extrême-gauche. Ces adeptes de la spontanéité auraient-ils pris subitement conscience du caractère néfaste du système capitaliste à l’occasion de la destruction d’un fast-food ? La réalité est que les individus du Bloc sont des militants politiques qui se sentent bridés par le manque de travail et de perspectives révolutionnaires dans leurs organisations. Pour vous faire une idée, je vous invite à lire les interviews réalisées par VICE News auprès de militants du Black Bloc5. Pour ces militants, le cortège de tête6 est un exercice à portée cathartique, il leur laisse exprimer leur haine envers le système à défaut de pouvoir le combattre grâce à leurs organisations. Il est aussi un aveu de l’abandon de la mobilisation des travailleuses et travailleurs en dehors des luttes sociales. Plutôt que d’accomplir le pénible travail de construction d’une véritable alternative révolutionnaire, de travailler au plus près des masses pour tenter de leur partager des moyens d’émancipation, ces militants préfèrent « casser de la vitrine et du flic ». Vaste programme.

Attaquer le capitalisme directement

« Plutôt que d’attendre le grand soir, il faut attaquer le capitalisme et les gardiens de l’ordre établi dès à présent. Il faut faire payer au capitalisme le coût de son exploitation du prolétariat. Cela passe par l’affrontement avec la police, la destruction des infrastructures, symboles de notre société mercantile. »

Alors, comment commencer ? Déjà, comment imaginer érafler un système de production en attaquant des centres de distribution, qu’ils soient de capitaux ou de produits achevés ? Ensuite, casser la vitre d’une entreprise ou d’une banque quand le monopole à laquelle elle appartient est capable d’acheter un pays entier, est-ce utile ? Le calcul coûts/bénéfices d’une telle action est-il profitable pour la cause ? Un seul argument est recevable dans la démarche : celui de la communication. L’attaque du Fouquet’s à Paris lors de l’acte 18 des Gilets Jaunes aura eu l’avantage de porter un coup symbolique à la bourgeoisie parisienne et de provoquer une certaine jubilation dans tout le milieu révolutionnaire et contestataire. Mais on retombe dans l’usage cathartique du Black Bloc. Or, faire la révolution, ce n’est pas purger nos passions en regardant faire quelques casseurs. De plus, j’ajouterai que détruire est une chose facile, mais construire demande du temps, de la rigueur et des efforts. Le travail du révolutionnaire consiste plus à organiser et fonder une société nouvelle qu’à détruire l’ancienne. Bien entendu, la première ne peut s’épanouir sans la destruction de la seconde, mais aujourd’hui l’extrême-gauche a oublié quelle doit proposer et non pas seulement critiquer. Elle doit bâtir et pas uniquement abattre. Mais quelle stratégie de construction nous est offerte au-delà de la tactique offensive du Black Bloc ? Les collectifs et groupes libertaires qui comptent sur le Black Bloc ne peuvent même pas compter sur les personnes qui y participent puisque le tout est anonyme. Le côté éphémère empêche les retours, les critiques et les autocritiques permettant de s’adapter. Le Bloc bafoue allègrement tous les principes de la science militaire et de son art. Celui-ci n’est qu’une brise contre une montagne. Et encore, le temps d’une après-midi.

Bref, vous l’aurez compris, pour Reconstruction Communiste, le Black Bloc est au mieux futile, au pire dangereux pour le mouvement ouvrier. Concluons donc notre analyse.

Puisqu’il n’est de par son essence, réel, que le temps d’un évènement, comment envisager la durée et la profondeur du Black Bloc ? Il est en soi un aveu d’impuissance des mouvements autonomes et libertaires. Ces derniers depuis toujours pèchent par leur manque de vision politique, et dans ce cas aussi militaire. Cette tactique au service de multiples stratégies dont se revendiquent chaque membre du Bloc, chacun ayant ses objectifs propres à son profil politique, se trouve au final privée de stratégie d’ensemble. La violence ne peut être utilisée de manière aussi triviale car elle n’est pas anodine7. L’extrême-gauche devrait pourtant le savoir.

Bibliographie et références

1– Dupuis-Déri, Francis. Black Blocs : Penser l’action. Montréal-Marseille : Lux-Agone, 2003

2– Les attentats anarchistes en Europe au nom de la propagande par le fait servent de prétexte en Allemagne à la promulgation de lois interdisant notamment les organisations socialistes et social-démocrates ainsi que les manifestations. En Russie, le gouvernement réagit en créant la cruelle police politique Okhrana. Pour la France, une limitation de la liberté de la presse est votée ainsi que deux lois permettant l’arrestation d’individu sous prétexte de sympathie libertaire.

3– “Qu’est ce que c’est?” en Occitan. Reconstruction Communiste c’est aussi ça, des petits tuyaux linguistiques.

4– Cahn, Olivier. “Le profil social des interpellés du “Black Bloc” n’a rien de nouveau”, propos recueillis par Anna Breteau, publié le 04/05/2018 à 15:47

6– Expression du Black Bloc pour parler de son cortège. Vient du fait qu’il se place en avant des cortèges syndicaux pour affronter les forces de l’ordre.