La réponse de RC à une contribution d’un camarade sur la défense de l’acronyme “ACAB”

Cet article se présente sous un format différent de ceux jusqu’ici publiés sur le site de Reconstruction Communiste. L’idée, à travers les textes qui suivent, est d’introduire artificiellement le débat sur la plateforme d’expression du parti qu’est le site, de telle sorte à faire se questionner nos lecteurs, mais également pour attester de la vitalité des discussions au sein de Reconstruction Communiste. En effet, les militants de Reconstruction Communiste n’ont de cesse d’échanger, et cela permet certainement l’élévation du niveau politique en général au quotidien au sein de l’organisation. Ce type d’article, qui suit un format particulier mais que l’on estime intéressant, sera peut-être réutilisé à l’avenir sur le site.

L’article débute avec la contribution d’un camarade ayant une opinion allant dans le sens de la défense de l’acronyme “ACAB”, en tant qu’expression légitime et souhaitable dans le bagage militant d’un communiste révolutionnaire. La deuxième partie de l’article est une réponse linéaire à la contribution du camarade de la part du parti sur les incohérences de cette dernière. Quelques temps après avoir transmis cette contribution au reste du parti, le camarade est finalement revenu sur son opinion concernant l’acronyme “ACAB”.

Contribution du camarade

ACAB, acronyme signifiant All Cops are Bastards, est une expression aujourd’hui particulièrement utilisée dans les différents courants classés à l’extrême-gauche, mais aussi par certains groupes fascistes et réactionnaires qui théorisent le renversement de l’État. Ce terme serait apparu à l’origine dans les prisons britanniques puis repris par les hooligans de ce même pays. Cependant, ce n’est que bien plus tard durant la grève des mineurs de 1984-1985, là encore au Royaume-Uni, que l’expression sera rendue réellement populaire.

Par essence, l’acronyme manifeste une position radicale et sans nuance contre la police et semble s’attaquer aux individus qui la composent plutôt qu’à l’institution en elle-même. À partir de ce postulat, l’œil d’un matérialiste avisé peut facilement percevoir une certaine “hystérie gauchiste”. Au contraire, la thèse de cette contribution sera de voir à travers ACAB une expression vulgarisée de la haine ; la haine, sentiment légitime à ressentir pour n’importe quel prolétaire face à une institution, face à des individus qui défendent par la violence et le sang l’ordre bourgeois. Lénine, qu’il serait osé de qualifier de gauchiste, écrivait d’ailleurs dans Lettre de loin en 1917 : “tout ouvrier, tout paysan, tout travailleur et tout exploité, […] ne peut pas ne pas haïr la police, ses gardes, ses sous-officiers, tous ces hommes armés qui, sous le commandement des gros propriétaires et des capitalistes, exercent le pouvoir sur le peuple”. L’objet de ce texte sera donc de se demander dans quelle mesure la police, en tant qu’institution, et le policier, cellule de base de cette institution, constituent des ennemis du prolétariat et un obstacle pour son émancipation. Pourquoi un travailleur, un prolétaire, doit-il détester la police ?

Dans un premier temps, parce qu’elle est une ennemie de classe. À toutes les époques du capitalisme et dans tous les pays. Partout, tout le temps. En tant que force de l’ordre bourgeois, la police s’est mise, se met et se mettra systématiquement en travers de la route des travailleurs vers leur émancipation de la société de classe. Il ne s’agit pas d’une possibilité, soumise à des conditions et à des variables, mais d’un fait matériel qui s’appuie sur la science historique. Faire une liste de l’ensemble des moments où la police a prouvé qu’elle était une force contre-révolutionnaire par essence n’aurait aucune utilité ici. Le matérialisme dialectique n’est pas la science du temps arrêté, mais celle du mouvement. L’enjeu est donc de montrer que premièrement, la police est une ennemie de classe, mais aussi et surtout que cela n’a pas vocation à évoluer selon le contexte. 

La police (et la gendarmerie, qui bien qu’ayant un statut militaire, est un corps de police) est à différencier en ce sens de l’armée. Celle-ci est elle aussi une institution au service de l’État bourgeois. Cependant, il existe plusieurs éléments qui font que les contradictions de classe peuvent s’exercer au sein de l’armée, alors que cela est impossible au sein de la police. La principale est l’existence de la conscription en son sein. La conscription est la réquisition par l’État d’une partie de sa population afin de servir ses forces armées. Aujourd’hui, la grande majorité des pays occidentaux dont la France n’ont plus recours à cette pratique, en préférant une armée entièrement professionnalisée ; elle reste cependant une possibilité en période de conflit majeur. Le service militaire obligatoire n’a d’ailleurs été aboli en France qu’en 1996. La conscription emmène de par sa nature des contradictions de classe au sein de l’armée puisqu’elle fait entrer par la coercition des éléments issus du prolétariat (comme de la paysannerie ou de la petite bourgeoisie) dans un appareil bourgeois. Si la conscience de classe du prolétariat est à un niveau élevé, le fait de retourner (au moins partiellement) l’armée par sa base contre l’État bourgeois est possible et plus qu’utile dans un processus de prise du pouvoir. L’exemple de la tentative révolutionnaire de 1905 en Russie et la mutinerie du cuirassé Potemkine est très parlant pour illustrer cette idée. Là où l’armée dans sa globalité, essentiellement composée de paysans, est restée fidèle au régime tsariste, les marins étaient majoritairement issus du milieu ouvrier et en contact avec les idées marxistes lors de leurs escales, ce qui explique matériellement pourquoi seuls ces derniers ont pris le parti des révolutionnaires. Ce long détour sur la question de l’armée est nécessaire pour différencier cette contribution d’une analyse effectivement gauchiste qui rejetterait aveuglément par principe tout corps armé, en se servant d’arguments qui relèvent plus de totems moraux que du matérialisme.

Puisqu’il est établi que si certaines conditions objectives et subjectives sont réunies, l’armée peut passer d’ennemie à alliée de notre classe, pourquoi ne serait-il pas de même pour la police ? Premièrement et contrairement à l’armée, il n’existe dans l’histoire aucun exemple de corps de police s’étant retourné contre son État lors d’une tentative de renversement de la classe bourgeoise, en dehors de cas individuels qui relèvent de l’anecdote. Cela ne constitue cependant pas en soi une preuve absolue si cette réalité ne s’accompagne pas d’éléments matériels d’explication. La place du policier dans l’appareil de production est particulière. Il possède deux fonctions principales, indispensables à la marche du capitalisme : en premier lieu, celle d’assurer la sécurité de la population au sens large contre les meurtres, les vols, les agressions et tout ce qui pourrait mettre en péril la reproduction de la force de travail du prolétariat. C’est cette fonction qui est mise en avant par les États et les polices. La deuxième est de défendre l’État bourgeois et les bourgeois eux-mêmes contre toute mise en danger de leur domination politique et économique, ce qui est sobrement désigné dans le discours médiatique et gouvernemental par le “maintien de l’ordre” ( là encore, les exemples de répression du mouvement ouvrier sont innombrables, mais il est peu pertinent d’en faire la liste).

C’est en connaissance de cause qu’un individu choisit de rentrer dans la police. À partir de cet instant, et même si les motivations de son entrée dans la police peuvent être de bonne foi, il devient un membre parmi d’autres d’un corps dont l’État bourgeois est le cerveau. Si une bonne partie des policiers ont une origine sociale prolétaire, leurs intérêts de classe évoluent à partir de leur entrée dans l’appareil policier. L’existence même de leur travail, leurs conditions matérielles d’existence sont des éléments dépendants de l’État bourgeois. Non pas seulement parce qu’ils sont embauchés par l’État (c’est le cas de millions de fonctionnaires dont les intérêts de classe sont bien ceux du prolétariat), mais parce que la police en tant que telle n’a pas vocation à exister dans une réelle société sans classe. Il existe d’ailleurs un fort sentiment d’appartenance à l’intérieur de l’appareil policier, comme l’écrit Frédéric Gautier dans sa thèse sociologique sur l’entrée dans la police : “Finalement, la socialisation professionnelle du policier s’apparente alors avant tout à un processus de formation d’un sentiment d’appartenance au groupe qu’il constitue avec ses collègues, d’une conscience de faire partie d’un « nous » qui s’oppose à un « eux » composé des supérieurs [hiérarchiques, la thèse traitant des policiers de base] et du public”. Le “nous” se construit ainsi en opposition au “public”, c’est-à-dire la population essentiellement composée des travailleurs, classe sociale dont sont pourtant issus par la naissance la majorité des policiers.

Pour l’ensemble des ces éléments, les contradictions de classe ne sont pas possibles au sein de la police. Elle constitue un corps uni au service de l’État bourgeois. Le rejet voire la haine de la police ne doit cependant pas être l’alpha et l’oméga d’une doctrine politique, car celle-ci peut parfaitement se fondre dans le gauchisme voire même dans le fascisme. Il est légitime de détester la police et les policiers car ils constituent des ennemis des classes, cependant, un mouvement comme “Abolish the police” né au sein de Black Lives Matter après la mort de George Floyd aux États-Unis en 2020, et dont le nom est explicite sur ses intentions, ne doit pas être vu comme un exemple positif. La disparition de la police dans sa forme actuelle ne doit être qu’une conséquence de la chute du capitalisme. Abolir la police dans le cadre d’une persistance de la société de classes traduirait seulement un affaiblissement de l’État bourgeois mais pas de la bourgeoisie. Dans un État trop faible pour défendre ses intérêts, la classe dominante a prouvé qu’elle était capable de les protéger par elle-même en ayant recours à des milices armées privées, comme ce fut le cas en Afrique du Sud en 2018 pour déloger des familles qui occupaient des appartements vides et des terres inutilisées. Ces milices armées, employées directement par les grands propriétaires privés, mais aussi parfois par les mairies et la police elle-même, utilisaient une violence souvent plus grande encore que celle de la police régulière. Le seul horizon pour le prolétariat est la prise de pouvoir par la révolution. C’est uniquement à cette condition que la question de la fin de l’appareil policier peut se poser. Toujours dans Lettre de loin et alors que la Révolution de février 1917 a largement désorganisé la police, Lénine écrit : “Ne pas laisser rétablir la police ! Garder bien en main les pouvoirs publics locaux ! Créer une milice véritablement populaire embrassant le peuple tout entier et dirigée par le prolétariat !”. Dans une période post-révolutionnaire nécessitant une provisoire dictature du prolétariat, c’est aux travailleurs eux-mêmes de diriger et d’intégrer tous les corps armés indispensables pour éviter une victoire des forces contre-révolutionnaires et un retour au pouvoir de la classe bourgeoise.

Pour finir, il n’est pas gauchiste de ressentir de la haine pour ceux qui s’emploient à conserver un ordre basé sur l’exploitation et l’écrasement de l’immense majorité de la population. Certes, All Cops are Bastards ne doit pas faire oublier que peu importe à quel point la police est détestable, l’ennemi à abattre pour le prolétariat est la bourgeoisie. Oui, les milieux autonomes, dans lesquels le slogan ACAB est particulièrement populaire, ont encore une fois largement tort quand ils font de l’opposition directe avec la police (en tout temps, dans tout contexte) le fil d’Ariane de leur engagement. Mais oui, il peut exister un ACAB matérialiste, connaissant ses ennemis, sans tomber dans l’obsession gauchiste. Détestons la police : abolissons la bourgeoisie.

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Critique de la contribution du camarade

Cette contribution d’un camarade à propos de ACAB et de l’attitude que doivent adopter les militants révolutionnaires et les prolétaires à l’encontre de la police a suscité des débats internes au sein de Reconstruction Communiste. Dans les discussions, le camarade s’attachait à défendre l’acronyme ACAB et tout ce à quoi il renvoie, en tant qu’élément propice à la lutte révolutionnaire. Nous avons décidé de répondre à sa contribution assez méthodiquement. Le but de cette réponse est la mise en lumière de certains écueils que l’on peut retrouver dans l’élaboration d’une thèse écrite, au même titre qu’un rappel sur ce qui doit fonder l’analyse matérialiste, rationnelle et stratégique de la théorie révolutionnaire que l’on promeut dans le parti. Ainsi, cet article, au-delà de son fond critique, sera entremêlé d’éléments méthodologiques et analytiques que notre camarade n’a pas pris en compte dans sa contribution, mais qu’il convient de faire apparaître, pour éviter à l’avenir que des erreurs de ce type faussent le traitement d’une problématique comme celle de la haine envers la police qui, a priori, peut représenter une interrogation légitime pour des militants révolutionnaires.

Premièrement, la recontextualisation de l’origine de l’acronyme ACAB et de sa popularisation est souhaitable : ce que fait particulièrement le camarade, en se limitant cependant à expliciter les grèves de 1984-1985 au Royaume-Uni qui popularisent le terme. En fait, l’origine du terme et sa popularisation coïncide avec la période de désarmement du mouvement ouvrier. On ne peut plus combattre le capital et ses sbires (comme la police) avec des outils affûtés et collectifs, alors on “le hait”. L’émotion remplace la raison ; et de toute évidence, lorsqu’il s’agit de penser un rapport de lutte sociale (la lutte contre les forces réactionnaires policières, au service de l’ordre bourgeois), l’émotion n’est pas un prisme porteur, en ce qu’elle fausse la juste appréciation stratégique à mettre en avant. L’émotion dénature l’approche matérialiste : elle n’est source que de vulgarité, et une analyse rationnelle (celle dont nous avons besoin) ne peut s’y soumettre. Seule une perspective dénuée de biais émotifs, c’est-à-dire raisonnée, concrète et pensée en termes politiques, doit être le fil directeur de la lutte révolutionnaire.

Plus loin dans sa contribution, on retrouve justement :

la thèse de cette contribution sera de voir à travers ACAB une expression vulgarisée de la haine ; la haine, sentiment légitime à ressentir pour n’importe quel prolétaire face à une institution, face à des individus qui défendent par la violence et le sang l’ordre bourgeois.

On conçoit effectivement que les institutions bourgeoises sont haïssables pour les prolétaires et les révolutionnaires, en particulier celles chargées d’assumer la violence nécessaire au maintien de l’ordre social. C’est tout ce que dit Lénine à travers la citation ensuite choisie du camarade. On ne peut dénaturer son propos, en l’abordant de manière dogmatique, comme un précepte essentiel : sociologiquement, la répression policière qui s’abat sur le prolétariat est la source d’un sentiment de haine des prolétaires envers la police. En aucun cas on ne perçoit dans la citation une directive de Lénine, qui soutiendrait que tout prolétaire se doit de haïr la police, donc gare aux interprétations douteuses.

La contribution du camarade n’a finalement que très peu de sens dissertatif, en ce qu’elle ne traite d’aucune problématique en particulier. Le court moment introductif, qui doit servir à la définition des termes examinés de telle sorte à faire jaillir une problématique intéressante, mais surtout utile, n’est pas concluant. Premièrement, le camarade débute sur l’idée que la police constitue un obstacle à l’émancipation du prolétariat (ce qui n’a aucun rapport avec la citation de Lénine précédemment explicitée, mais ce qui peut être intéressant), pour ensuite poser une question normative et subjective vide d’intérêt : “Pourquoi un travailleur, un prolétaire, doit-il détester la police ?”. Ces deux propositions n’ont en effet rien en commun, et ce serait une erreur importante que de considérer que parce que la police représente un frein à l’émancipation du prolétariat, ce dernier doit la haïr. Par rapport à ce que nous avons déjà dit, une approche fondée sur l’émotion est néfaste à l’analyse juste, rationnelle et stratégique d’une lutte sociale. S’il est justifié qu’un prolétaire puisse ressentir de la haine envers la police, cette même haine ne peut constituer la matrice de son militantisme politique. Cette introduction est donc faible méthodologiquement, aussi du fait qu’elle invite à ne plus traiter du sujet initial (ACAB) en déviant sur la question de l’émancipation du prolétariat.

Le paragraphe suivant la problématisation pourrait être enlevé sans que le propos ne soit dénaturé. L’introduction affirme de manière bien plus convaincante que la police peut représenter une ennemie de classe (exemples factuels et citation de Lénine), le camarade se répète. Il convient cependant de le traiter rapidement pour en montrer les écueils. D’abord, la première phrase est donnée comme un axiome aucunement justifié, sans argumentaire. Avoir recours à des termes tels que “fait matériel” et “science historique” sans développer par la suite n’a aucune valeur démonstrative, il s’agit au mieux d’arguments d’autorité qui comblent le vide. Ensuite, les marxistes ont effectivement du mal avec des formules comme “partout” et “tout le temps”, surtout lorsqu’ils lisent quelques lignes plus loin que :

le matérialisme dialectique n’est pas la science du temps arrêté, mais celle du mouvement”, ce qui entre évidemment en contradiction avec “la police est une ennemie de classe, […] cela n’a pas vocation à évoluer selon le contexte”.

Drôle d’essentialisation, proposition qui n’est pas dialectique et qui n’a aucune validité historique. Justement, dans des contextes particuliers, la police a pu relativiser son opposition frontale au prolétariat, comme par exemple durant les mouvements sociaux de 1947 en France, où l’on voit des policiers sympathiser avec les travailleurs dans une période de forte affirmation de la lutte des classes.

Sans justification manifeste, le camarade choisit de développer sur l’armée. La mise en parallèle de la police et de l’armée dans le traitement d’un sujet comme ACAB peut être pertinente, mais à condition que le propos reste logique. Effectivement, ce “long détour sur l’armée” n’a finalement que très peu de sens vis-à-vis de l’objet d’analyse du camarade. Lui-même l’explicite à la fin du paragraphe en proposant une conclusion à une problématique qui n’apparaît pas précédemment dans sa contribution :

Ce long détour sur la question de l’armée est nécessaire pour différencier cette contribution d’une analyse effectivement gauchiste qui rejetterait aveuglément par principe tout corps armé, en se servant d’arguments qui relèvent plus de totems moraux que du matérialisme.

Bien que cette affirmation soit juste, il faut faire attention à ne pas employer le terme de “matérialisme” à tort et à travers : souvent, ce dernier est simplement confondu avec “rationnel”. La question de l’armée, pour y revenir, mériterait à elle seule une étude approfondie et développée ; les quelques lignes du camarade à son propos pourraient s’insérer dans cette étude. Des éléments intéressants sont évoqués et invitent à réfléchir, comme :

La conscription emmène de par sa nature des contradictions de classe au sein de l’armée puisqu’elle fait entrer par la coercition des éléments issus du prolétariat (comme de la paysannerie ou de la petite bourgeoisie) dans un appareil bourgeois.

Autrement, ce passage ne sert pas le traitement de la problématique initiale (elle-même mal définie) en lien avec ACAB. Egalement, il est difficile de comprendre, lorsqu’on lit la contribution, dans quel but le camarade se sert de l’exemple isolé de 1905 et du cuirassé Potemkine (en sachant que l’événement dépend d’une histoire plus complexe que celle développée dans la contribution, qu’il faudrait nuancer).

Par la suite, le camarade adopte une démarche plus convaincante en reconsidérant l’armée relativement à la police (ce qui permet de légitimer son apparition dans le propos, puisqu’elle est remise en lien avec le sujet initial). Il se sert des conclusions qu’il a tirées auparavant (qui relèvent de l’hors-sujet) pour chercher à montrer pourquoi la police ne peut devenir une alliée de classe, contrairement à l’armée. L’argumentation, en revanche, est très bancale : s’ensuit une affirmation non sourcée, que l’on pourrait aisément remettre en cause avec par exemple le rôle important qu’a joué la police dans la défense du gouvernement socialiste contre la bourgeoisie en Espagne en 1936. Le camarade soutient à juste titre :

Cela ne constitue cependant pas en soi une preuve absolue si cette réalité ne s’accompagne pas d’éléments matériels d’explication”,

sans faire apparaître d’éléments matériels d’explication néanmoins. Drastiquement, sans expliquer pourquoi, le propos continue sur le rôle qu’occupe le policier dans l’appareil de production capitaliste. Le développement du camarade invite au questionnement, en s’éloignant encore une fois du sujet initial qu’il devait traiter. Le policier est-il le corollaire des sociétés capitalistes, ou plus généralement des sociétés de classe, ou même encore des sociétés humaines ? Problématique complexe, et le lien avec ACAB n’est pas expliqué : on pourrait, par exemple, se demander en quoi la haine de la police, reliée au rôle, aux fonctions et au statut de policier dans l’appareil de production capitaliste, serait l’émanation d’un dysfonctionnement du système de police capitaliste. Sinon, les propos du camarade, bien qu’incomplets et mal formulés, sont plutôt pertinents lorsqu’il cherche à analyser le rôle du policier dans l’appareil de production capitaliste :

en premier lieu, celle d’assurer la sécurité de la population au sens large contre les meurtres, les vols, les agressions et tout ce qui pourrait mettre en péril la reproduction de la force de travail du prolétariat. C’est cette fonction qui est mise en avant par les États et les polices. La deuxième est de défendre l’État bourgeois et les bourgeois eux-mêmes contre toute mise en danger de leur domination politique et économique, ce qui est sobrement désigné dans le discours médiatique et gouvernemental par le “maintien de l’ordre” ( là encore, les exemples de répression du mouvement ouvrier sont innombrables, mais il est peu pertinent d’en faire la liste).

Ces éléments pourraient servir de point de départ à une légitimation de la haine du prolétariat envers la police.

La suite du propos traite de l’entrée dans la police. À ce stade, l’éloignement du sujet initial est confirmé : le camarade nous propose une réflexion désordonnée et balbutiante sur la police en général, qu’il ne relie plus du tout avec la haine des prolétaires envers cette dernière. Tout ceci découle du manque d’une problématique claire, d’une structuration du développement fidèle à cette problématique. Tout d’abord, la première affirmation est douteuse : peut-on mécaniquement penser qu’une personne entre dans la police avec la volonté de défendre l’État bourgeois (“C’est en connaissance de cause”) ? Affirmation douteuse immédiatement contredite par la suite : “et même si les motivations de son entrée dans la police peuvent être de bonne foi” ; ce qui relève encore une fois d’une faiblesse méthodologique. La phrase suivante est intéressante cependant :

Si une bonne partie des policiers ont une origine sociale prolétaire, leurs intérêts de classe évoluent à partir de leur entrée dans l’appareil policier. L’existence même de leur travail, leurs conditions matérielles d’existence sont des éléments dépendants de l’État bourgeois.

Elle se propose d’expliquer l’évolution du comportement individuel du policier de manière dialectique lorsque ce dernier est soumis à l’environnement social de l’institution policière, en vertu des conditions matérielles d’existence que celui-ci impose et de leur relation avec les prérogatives de l’État bourgeois. En revanche, la suite n’est pas développée :

mais parce que la police en tant que telle n’a pas vocation à exister dans une réelle société sans classe.

Déjà, pourquoi ? Il convenait d’au moins sourcer une telle affirmation, au risque de tomber dans l’idéalisme. Ensuite, le lien avec les revendications de ACAB à propos de l’abolition de la police pouvait être fait, et notamment, cela pouvait offrir une fenêtre à la critique des conceptions vulgaires et autogestionnaires (anarchistes, utopiques, etc.) de la société. Aussi, nous en profiterons pour remarquer que dans une société communiste, la disparition de la police “en tant que telle” pourrait représenter un lot commun à bien d’autres institutions et métiers d’une société capitaliste. La fin du paragraphe s’assimile bien plus à une sous-partie de dissertation académique de sociologie sur le thème de la police qu’à un argument politique au service d’une thèse militante à défendre.

La fin du raisonnement est un peu fourre-tout : on y retrouve des éléments nouveaux, d’autres déjà explicités, d’autres complètement hors-sol, le tout étant éloigné du sujet de base. Le fait que le terme “ACAB” n’apparaisse que dans l’introduction et la conclusion montre à la fois le manque de structuration du propos et l’effort final mais ironique fourni par le camarade pour se rattacher à l’intitulé de son sujet. Premièrement, les contradictions de classe dans la police dépendent directement de l’état du mouvement prolétarien et de sa prégnance sur les institutions ; elles ne sont pas impossibles, mais il est vrai qu’actuellement, elles sont battues en brèche du fait du recul de la conscience de classe. L’affirmation suivante aurait mérité un paragraphe mais n’est pas justifiée, elle n’a donc aucune valeur argumentative :

Le rejet voire la haine de la police ne doit cependant pas être l’alpha et l’oméga d’une doctrine politique, car celle-ci peut parfaitement se fondre dans le gauchisme voire même dans le fascisme.

Ce qui est positif en revanche, c’est que l’on se rapproche du sujet : l’objet redevient la haine de la police, mais le camarade n’explicite pas sa démarche. On ne comprend pas comment il parvient à établir un rapport entre les contradictions de classe au sein de l’appareil policier et “le rejet voire la haine de la police” en tant que doctrine politique, même si ce rapport existe potentiellement. Ensuite, “légitime” ne veut pas dire “justifié”. Il n’y a aucune forme de légitimité à détester les policiers lorsque l’on se revendique militant révolutionnaire. Il existe une différence entre réalité objective et subjective. Nous sommes communistes, nous ne détestons pas les capitalistes, nous ne détestons pas les individus. L’exemple de “Abolish the police” est bienvenu, pour la simple et bonne raison qu’il redonne une accroche concrète au raisonnement et qu’il est en lien avec ACAB. Par contre, la conclusion qu’il sert à mettre en lumière est faible car mécaniste :

La disparition de la police dans sa forme actuelle ne doit être qu’une conséquence de la chute du capitalisme.

Néanmoins, la réflexion que la disparition de la police induit rentre tout à fait dans le traitement du sujet initial : ACAB étant un mouvement protéiforme et soumis à plusieurs divergences idéologiques qui souhaite pourtant l’abolition de la police, il apparaît comme largement critiquable, et les éléments de réflexion qui suivent invitent à cette critique, notamment lorsque le camarade aborde le problème d’une disparition de la police toujours dans le cadre d’une société de classe, en appuyant son propos factuellement. Évoquer les conséquences d’une telle disparition de la police est intéressant pour la stratégie prolétarienne :

Ces milices armées, employées directement par les grands propriétaires privés, mais aussi parfois par les mairies et la police elle-même, utilisaient une violence souvent plus grande encore que celle de la police régulière.

Dommage que ces réflexions ne restent que succinctes, et que la suite du propos soit un peu contradictoire avec la défense de ACAB :

Dans une période post-révolutionnaire nécessitant une provisoire dictature du prolétariat, c’est aux travailleurs eux-mêmes de diriger et d’intégrer tous les corps armés indispensables pour éviter une victoire des forces contre-révolutionnaires et un retour au pouvoir de la classe bourgeoise.

Ici, on peut se demander si le camarade ne nous incite pas à la création d’une police prolétarienne, qui néanmoins resterait une police, ce que combat justement de manière idéaliste le mouvement ACAB. Ce genre d’argument nécessite une recontextualisation concrète pour être pleinement entendu, et de la même manière, pour être compris. Encore une fois, nous en profiterons pour alerter sur le fait que cela n’a aucun sens d’introduire des citations décontextualisées pour les mettre au service d’un propos qui se veut différent. Lénine a beau représenter une mine d’or pour des formules toutes prêtes, ses citations doivent cependant toujours être reliées à la réalité que nous connaissons.

Pour finir, il n’est pas gauchiste de ressentir de la haine pour ceux qui s’emploient à conserver un ordre basé sur l’exploitation et l’écrasement de l’immense majorité de la population.

Oui, mais il n’est pas très marxiste de justifier une ligne politique par les émotions. La fin du raisonnement ne conclut pas l’interrogation préliminaire à cette contribution. En d’autres termes, rien ne justifie que “tous les policiers sont des bâtards”. Sur fond de phrases galvanisantes pour la lutte révolutionnaire, le sujet est finalement dilué dans son pseudo-rapport avec la lutte des classes. Comme le camarade peine à défendre une thèse, celle selon laquelle l’acronyme ACAB et ce à quoi il renvoie peuvent trouver une légitimation propice à la lutte révolutionnaire, l’intérêt de sa contribution n’apparaît pas explicitement. En réalité, le problème majeur de cette contribution est méthodologique : cette critique du travail de notre camarade permettra à tous les lecteurs d’intégrer, de comprendre ou de remarquer quelques principes dissertatifs et quelques éléments essentiels qui fondent la justesse de l’analyse matérialiste, rationnelle et dialectique.