La Chine est-elle socialiste ?

Un communiste ne devrait pas avoir à faire un article comme celui-ci. Pourtant, telle une remontée de fosse septique un soir d’orage, le malheur a refait surface à l’occasion des événements de Hong Kong : «La Chine est un pays anti-impérialiste et socialiste». Nous devons donc rappeler une bonne fois pour toutes que malgré les espoirs d’un grand nombre de marxistes, il n’existe plus d’États communistes dans le monde. L’âge des modèles de sociétés socialistes est révolu. Comme je l’avais indiqué dans un précédent article, tout est à reconstruire1. La Chine peut bien se cacher derrière un préambule stipulant que le marxisme-léninisme est l’idéologie officielle et que le pays est «un État socialiste de dictature démocratique populaire, dirigé par la classe ouvrière et basé sur l’alliance des ouvriers et des paysans», tout ceci n’est que décorum.

Pour démontrer cela, il faut tout d’abord donner une rapide définition de ce qui caractérise une société socialiste. Dans un premier temps, il paraît évident que la bourgeoisie a été renversée comme classe dirigeante et que les classes tendent à disparaître. La classe au pouvoir doit être celle des travailleuses et travailleurs. Cette dernière possède les moyens de production qu’elle a arraché aux anciens capitalistes. La prise de pouvoir est accompagnée de toute une batterie de mesures démocratiques et sociales visant à rompre avec la société bourgeoise. Le progressisme sert de socle. La politique extérieure de ce pays est basée sur l’Internationalisme prolétarien. Je pense que nous serons d’accord que pour tout marxiste, cette vision certes schématique se rapproche du stéréotype d’un État socialiste. C’est donc sur cette base que je vais analyser le cas Chinois. Les «tankies»2 n’ont qu’à bien se tenir.

Le parti des prolétaires, des paysans et des cadres sup

Pour commencer, entendons-nous sur l’idée que l’axiome de départ est que l’État socialiste est dirigé par l’émanation politique des travailleuses et travailleurs. En Chine, les principaux organes de pouvoir d’État sont toujours doublés d’un équivalent dans le PCC3 et ce dernier a toujours le dernier mot. On peut donc s’avancer à dire que nous sommes sur un modèle de parti-État. Mais ce parti est-il le représentant du prolétariat ? Le PCC revendique en tout environ 90 millions de cartes.

Si on en croit les chiffres, le parti communiste chinois était composé en juin 2016 de 26 millions de paysans, pêcheurs et éleveurs ; de 7 millions de personnes qualifiées de travailleurs et travailleuses ; de 9 millions de fonctionnaires dans l’administration. Voilà ce qui semble vaguement ressembler à sa composition prolétarienne, car ces catégories rassemblent parfois des profils très différents d’adhérents. Une grande partie des effectifs est composée de retraités, environ 20% des effectifs du parti pour seulement 2% d’étudiants. J’insiste sur le terme adhérent et non : militant. En effet, ces individus restent au bas de l’échelon du parti toute leur vie. Il n’existe pas d’ascenseur social au sein du Parti Communiste Chinois. Cette prérogative touche plutôt l’autre versant du parti.

Pour ce qui est de l’autre frange du parti, nous pouvons compter 12,5 millions de managers, professionnels techniques du public et du privé, mais aussi 7,5 millions de cadres permanents du parti4. Cette dernière partie n’a plus grand-chose à voir avec le travailleur détaché par le parti pour accomplir un travail de révolutionnaire permanent. La majorité de ces cadres accèdent à ces postes par hérédité. Un enfant de communiste a un poste assuré dans le parti. Il existe ainsi des dynasties de membres comme les Princes Rouges, dont Xi Jiping est le membre le plus notable. Suivant tous les codes d’une aristocratie, ils s’appuient sur des réseaux constitués par le biais de mariages ou d’alliances politiques contre d’autres familles. Ces dynasties du parti représentent les plus grosses fortunes d’Asie. Ils monopolisent les postes de pouvoir du parti. Ainsi, sur 7 membres du Comité permanent du parti, 4 sont issus de la faction des Princes Rouges. De fait les travailleurs et travailleuses sont exclus du processus de décision. Le PCC intègre un grand nombre de prolétaires dans ses rangs mais les postes de pouvoirs sont détenus par une élite. Cette dernière tire son poids de par sa mainmise sur des pans entiers de l’économie.

Capitalisme ou Socialisme de marché ?

En effet, si politiquement on ne peut absolument pas dire que le PCC est un parti prolétarien, peut-être que le pouvoir des travailleuses et travailleurs est à chercher ailleurs ? Qui détient réellement la production en Chine ?

Les réformes libérales de Deng Xiaoping et son «socialisme de marché» ont permis dès les années 1980 la résurgence d’une classe capitaliste qui, depuis, n’a de cesse de grandir. Cette bourgeoisie s’est dans un premier temps constituée autour d’opportunistes du PCC et de l’Armée populaire de Libération5, qui grâce à leurs connexions dans le parti ont réussi à se forger des empires industriels et financiers. Avec le début des années 2000 et un renforcement des mesures libérales, une nouvelle catégorie de patrons chinois émerge, des «self-made man» à l’américaine, si l’on en croit les biographies qui leurs sont dédiées6. Ces grands bourgeois, s’ils disposent d’une grande liberté d’action et d’entreprise, ne doivent cependant pas trop s’écarter des bornes fixées par le PCC dont ils sont d’ailleurs quasiment tous adhérents. Les défaites politiques dans les luttes de clan du parti se paient cher en Chine7. Aujourd’hui, plus de la moitié du PIB et les trois quarts des exportations Chinoises sont issues du secteur privé.

L’autre grand possesseur des moyens de production en Chine est l’État. De nombreux secteurs industriels stratégiques sont nationalisés comme ceux touchants aux matières premières, à la chimie ou à la construction. Ces entreprises passent cependant de mains en mains, selon la tendance économique mondiale. Ainsi, dans les périodes de récession, la Chine nationalise les secteurs en difficulté et restructure les secteurs rentables pour les mettre en vente8. Comme nous l’avons cependant dit précédemment, la plupart des grands patrons chinois sont adhérents au PCC et occupent des positions de pouvoirs qui impliquent la gestion de ces pans de l’industrie d’État. Les fortunes accumulées par les factions du parti proviennent de ces grands parcs industriels, de la rente tirée de l’extraction d’énergies fossiles9. Nous sommes face à une véritable bourgeoisie organisée dans le parti et qui se constitue elle même dans un rapport dialectique au sein du et grâce au parti. L’économie est dominée par un mélange de capitalisme d’État et de libéralisation sauvage.

Que pèse alors le pouvoir ouvrier dans tout ça ? Nous pouvons naturellement aller chercher des réponses du côté des syndicats chinois10. Il n’existe qu’une seule centrale syndicale en Chine : la Fédération nationale des syndicats de Chine ou FNSC. Celle-ci est de fait totalement aux ordres de l’État et du PCC. Elle se contente de faire appliquer les mesures sociales dans les entreprises. C’est un syndicalisme qui part du haut. Si il arbitre et règle effectivement les contentieux entre employeurs et salariés, c’est dans une perspective de cogestion. La FNSC a avant tout pour but de maintenir la paix sociale ou «harmonie sociale» pour reprendre les mots du PCC. Dans cette optique, tout mouvement de travailleurs s’organisant sur des bases de luttes frontales avec les employeurs est combattu. Pas de place pour l’émancipation des prolétaires par eux-mêmes. Si nous devions trouver un équivalent en France, ce serait sans conteste la CFDT.

Le pays du socialisme de papier

Qu’en est-il de la question démocratique et sociale ? Tout d’abord, nous pouvons interroger la surveillance de masse mise en place par le régime. Reprenant ce que le système bancaire a de meilleur en matière d’analyse de ses clients, le PCC a mis en place la notation de son peuple. Chaque individu se voit alloué une note en fonction de son comportement, avec des catégories aussi larges que la «morale» ou le respect de la loi. Ces notes ont un impact concret sur la vie de la personne qui peut se voir fermer certains droits élémentaires comme l’accès à certains métiers, les transports en commun ou encore l’école pour les enfants12. Il semble que le régime de Pékin veut faire mieux que tous les autres capitalismes dans le domaine répressif.

Il n’est pas étonnant de voir que la presse est aussi totalement aux mains de la bourgeoisie chinoise et du PCC. Il existe un organe officiel d’État appelé Le Quotidien du Peuple, mais en parallèle évoluent une myriade de journaux, chaînes TV et sites d’informations. Ces derniers sont cependant détenus par de riches membres du parti : libéralisme économique certes, pas politique. Les journalistes sont depuis 2019 obligés de passer des «tests de loyauté» afin de pouvoir renouveler leur carte de presse. Le serment d’allégeance doit être fait à Xi Jinping13, le nouveau phare du socialisme mondial à en croire le dernier Congrès du Parti Communiste Chinois14. Sans parler de la censure qui va jusqu’à empêcher les journalistes d’enquêter sur les entreprises en Chine. Quoi de plus normal pour un régime qui cherche à cacher son véritable caractère ? La réalité saute pourtant aux yeux, les inégalités explosent. Si la population chinoise voit son niveau de vie augmenter, c’est à l’instar de toutes les populations de nations capitalistes pendant leur période de développement. Comme pour les autres pays capitalistes, on assiste à une accumulation extraordinaire de capitaux dans les mains de la bourgeoisie. Les 1% les plus riches possèdent 43% des richesses nationales, ce qui place la Chine au-dessus des États-Unis dans la liste des pays les plus inégalitaires du monde. De plus les écarts de niveau de vie entre villes et campagnes sont parmi les plus importants au monde15.

Ainsi, l’arriération des zones rurales chinoises restent un problème majeur pour le gouvernement. Ce dernier fait en effet de gros efforts pour amener le pays vers la modernité, ce qui ne l’empêche pas de pratiquer encore des thérapies de conversions par électrochocs sur les personnes LGBTI. Si l’homosexualité a été retirée de la liste des maladies mentales en 2001, la censure gouvernementale et les pressions de la société encore très traditionaliste empêchent de nombreuses personnes de vivre librement leur sexualité ; de même que les attitudes conservatrices se retrouvent dans la représentation des femmes au sein du PCC. Ces dernières ne représentent que 28% des membres et plus l’on remonte vers la cime, moins les femmes sont présentes, avec un bureau politique composé de 8% de femmes16. Nous pourrions encore creuser dans diverses directions mais cela prendrait un temps infini. Si on cherche le socialisme dans les mesures progressistes du régime chinois, on remarque qu’il n’y a rien de plus ou de moins que dans un pays capitaliste avancé, et dans certains domaines la situation est bien pire. Il est cependant à mettre au compte de la Chine que le respect des minorités nationales, la promotion des cultures locales et l’autonomie administrative semblent, à l’exception des régions du Tibet et Xinjiang, plutôt bien se porter.

L’Impérialisme, le stade suprême du socialisme chinois

Depuis 2005, la Chine multiplie les investissements à l’étranger et dans des secteurs de plus en plus diversifiés. Ces flux de capitaux sortants n’étaient au départ que peu importants. On note ainsi en 2005 13 transactions supérieures à 100 millions de dollars ; alors qu’en juin 2018, elles sont au nombre de 1406 à travers le monde17. Les principaux pays concernés sont les autres puissances impérialistes avec en premier lieu les USA. Les flux concernent dans ces pays les entreprises de transports, pôles stratégiques pour l’écoulement de la production manufacturière chinoise. Viennent ensuite les pays exportateurs de matières premières, dans le but d’assurer un approvisionnement en produits agricoles nécessaires à nourrir une population de 1,3 milliards d’habitants. L’Australie, le Brésil et les pays africains sont ainsi les plus ciblés pour les besoins des industries chinoises.

Pour des pays comme l’Angola, la Guinée ou encore la République Démocratique du Congo, les relations avec la Chine peuvent vite faire lever les illusions d’un «socialisme à la chinoise». En effet, la dette de l’Angola envers la Chine s’élève à près de 25 milliards de dollars. En 2008, la Chine propose un nouveau prêt de 6 milliards de dollars en échange des droits d’exploitation de plusieurs mines de cobalt et de cuivre. En Guinée, les mêmes types d’accords sont passés contre la concession de mines d’aluminium18. Nous sommes bien loin des aides économiques et technologiques gratuites de la grande période internationaliste de l’URSS. La Chine n’a aucune honte a employer les mêmes stratagèmes néocolonialistes que les puissances occidentales. Dans le domaine militaire, elle a ouvert une base militaire à Djibouti aux côtés de celles des autres impérialismes ; camp pouvant abriter jusqu’à 10 000 hommes. Elle a aussi mis en place une force d’intervention en Afrique de 8 000 soldats pour intervenir sous mandat de l’ONU. Ce développement militariste de la politique étrangère chinoise trouve depuis peu un essor ininterrompu.

Si jusqu’à présent la Chine a choisi une ligne impérialiste «apaisée» sur le modèle allemand, elle cherche désormais à muscler son jeu en renforçant son armée et sa marine. Suivant la maxime du navigateur britannique du XVIème siècle, Sir Walter Raleigh : «Celui qui commande la mer commande le commerce ; celui qui commande le commerce commande la richesse du monde, et par conséquent le monde lui-même», les Chinois se lancent dans un ambitieux chantier de création d’une flotte aéronavale. La possession d’une flotte permettant de se projeter aux quatre coins du globe a déjà fait les fortunes des impérialismes britanniques et étasuniens dans les siècles passés. Dans cette optique, la construction de porte-avions à propulsion nucléaire est essentielle. Ces éléments sont déterminants dans le basculement de sa flotte de la défensive à l’offensive. Les nombreux conflits territoriaux qui l’opposent au Japon pour le contrôle des îles Senkaku19 poussent le pays à s’affirmer de plus en plus comme un impérialiste capable de peser militairement20. Avec l’aggravation des relations inter-impérialistes, la Chine s’engage toujours plus sur le sentier de la guerre, emboîtant le pas aux impérialismes russes et étasuniens.

Je pense ne pas trop m’avancer en disant que nous avons fait rapidement le tour de la question. Je pourrais creuser encore plus, cela mériterait un temps précieux que je ne souhaite pas consacrer à m’opposer à un argumentaire qui, le plus souvent, se base uniquement sur des arguments anti-matérialistes. Le camarade disparu en 2018, Domenico Losurdo, partisan du «socialisme chinois», disait dans Fuir l’Histoire : «Aujourd’hui, au contraire21, ce sont des petits partis et des groupuscules minoritaires et velléitaires qui veulent émettre un avis d’excommunication contre un parti communiste qui compte des dizaines de millions de militants». Je lui répond qu’ici, à Reconstruction Communiste, nous en sommes conscients et nous ne nous gênons pas pour le faire.

Bibliographie et indications

2– Sorte de communiste folklorique.

3– Parti Communiste Chinois

5– Voir les parcours des patrons d’entreprises chinoises, comme celui de Huawei qui était au départ colonel dans l’armée.

6– Duncan Clark, Alibaba, L’incroyable histoire de Jack Ma, le milliardaire chinois, éditions François Bourin, 2017

7– Le grand patron et dirigeant du PCC Bo Xilai est exclu du Parti en 2012 avant d’être incarcéré pour « corruption ».

8– Voir décisions du XIXème Congrès du PCC.

9– J’invite les lectrices et lecteurs à réaliser par eux-mêmes le travail d’enquête sur les hauts membres du PCC et leurs enfants pour se rendre compte du réseau tentaculaire qui est en place. Une simple recherche internet avec les mots clés : Princes Rouges.

10– Muriel Périsse, “Le syndicat chinois : une institution au cœur du rapport salarial”, Mondes en développement, n° 170, 2015, pages 141 à 156

13– En 2017, il fait modifier la charte du PCC pour que sa «pensée Xi Jinping» soit reconnue officiellement. Ce qui le place comme un égal de Mao.

14– Sylvie Démurger, “Economies émergentes: Quelles inégalités? L’exemple de la Chine, Conférence du cycle « Regards sur les inégalités aujourd’hui »”, enregistré le 4 février 2019

18– Îles sans réelles importances en elles-mêmes, leur possession offre le contrôle des fonds marins alentours jusqu’à 370 kilomètres depuis la côte. Ces fonds marins sont riches en hydrocarbures et donc stratégiques.

20– Au contraire de l’époque du camp socialiste, il cite l’exemple de Staline condamnant la dérive de la Yougoslavie en 1948.