Du fétichisme de la marchandise et de la monnaie

Dans son œuvre phare, Le Capital, Marx explique que la marchandise est la forme de base du capital. Son accumulation est signe de la richesse des nations dans lesquelles règne le mode de production capitaliste1.

« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandise. »2

Comment se constitue la valeur d’une marchandise ?

Une marchandise a deux valeurs fondamentales : on considère la valeur qualitative et la valeur quantitative, c’est-à-dire la valeur d’usage et la valeur d’échange.

La valeur d’usage représente l’utilité de la marchandise en tant que chose produite afin de répondre à un besoin. La valeur d’échange correspond à la proportion dans laquelle des marchandises aux valeurs d’usages pourtant différentes vont pouvoir s’échanger les unes et les autres. De par le constat qu’une marchandise se compose de deux valeurs, Marx pose la question : comment deux objets aux valeurs d’usage différentes peuvent s’équivaloir lors d’un échange ?

Pour Marx, la substance commune à toute les marchandises, sa valeur véritable, n’est pas corrélée avec l’utilité de l’objet. Le point commun entre toute les marchandises, c’est qu’elles sont le produit d’un travail humain. De fait, ce qui permet d’échanger deux marchandises, c’est le temps de travail humain nécessaire, en moyenne, à la production de ces deux marchandises.

La quantité de travail susdite est la quantité moyenne de travail social.

« Le temps socialement nécessaire à la production des marchandises est celui qu’exige tout travail, exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité, et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales. »2

Comme le temps de travail nécessaire à la production d’une marchandise tend à se réduire avec le développement des forces productives, un même objet verra sa valeur évoluer au cours du temps. Généralement, l’augmentation de la quantité de marchandises produites dans le même temps va de pair avec la diminution de sa valeur d’échange. Selon Marx, l’amélioration du taux de production d’une marchandise est le plus souvent la conséquence d’une augmentation de la productivité pour un même temps de travail donné. Plus il sera simple de produire en nombre et en peu de temps un produit, moins celui-ci sera coûteux à l’achat3.

Le travail humain : une marchandise à part entière

Si le travail social moyen permet l’échange entre deux marchandises, c’est parce que le travail humain est devenu, dans le mode de production capitaliste, une marchandise à part entière. Le travail humain possède deux aspects : le travail concret et le travail abstrait.

Le travail concret correspond à l’acte même de fabriquer un objet. Le travail abstrait correspond, quant à lui, au temps de travail moyen et socialement nécessaire pour produire une marchandise. C’est celui-ci qui permet de créer la valeur d’une marchandise et qui permet donc à celle-ci d’avoir une valeur d’échange mesurable avec celle d’un autre objet4.

« En tant que valeurs, toutes les marchandises sont des expressions égales d’une même unité, le travail humain, remplaçables les unes par les autres. […] La force de travail de l’homme à l’état fluide, ou le travail humain, forme bien de la valeur, mais n’est pas valeur. Il ne devient valeur qu’à l’état coagulé, sous la forme d’un objet »2

Le travail humain pris séparément de la production n’a pas de valeur propre. C’est par la fabrication d’un produit qui pourra être vendu par la suite que celui-ci gagne sa valeur.

Marx théorise le fait que la valeur revêt plusieurs formes. La valeur est cependant toujours un produit du travail social. Il dénombre deux types de valeurs pour chaque marchandise. Il y a la valeur relative et la valeur équivalente.

La valeur équivalente est la forme générale dans laquelle toutes les marchandises peuvent exprimer une valeur. Elle se matérialise par la monnaie. La monnaie est une marchandise permettant aux hommes de donner une équivalence entre toutes les marchandises produites.

Fétichisme de la marchandise et fétichisme de la monnaie

L’accumulation de marchandises repose sur le travail humain. Les échanges de marchandises relèvent d’une immense coopération sociale entre les êtres humains. De ce rapport social se crée un phénomène que Marx nomme le «fétichisme de la marchandise».

Avant de comprendre ce qu’est le fétichisme de la marchandise, il faut comprendre comment on procède à l’échange de ces dites marchandises. Cet échange est permis par le biais de la monnaie. S’échange alors, plus que des marchandises, une certaine valeur d’échange (matérialisée par la monnaie). Cet échange de valeur a un effet pervers. Il occulte ce qu’est réellement la marchandise : un rapport social.

Les individus oublient alors que la valeur d’échange qu’ils échangent pour se procurer une marchandise découle du travail humain.

« Les rapports de production entre les hommes prennent la forme de rapports entre les marchandises.»5

La nature véritable de la valeur d’échange, c’est-à-dire une somme de travail social humain, apparaît alors comme étant une qualité propre à la marchandise.

Les échanges de travail humain n’apparaissent plus que comme des échanges de marchandises qui posséderaient une valeur propre. On oublie que le travail donne la valeur à la production en croyant, à cause du rapport marchand, que celle-ci détient une valeur par elle-même.

Le docteur en science politique trotskiste Antoine Artous précise à ce sujet que le fétichisme de la marchandise floute les rapports d’exploitation, l’économie de marché cherchant, par nature, à «chosifier un rapport social»6. C’est cette idée qu’avait développée, en 1923, Georges Lukács avec sa théorie de la réification. La réification (concept proche de celui de fétichisme de la marchandise) empêche le développement de la conscience de classe du prolétariat en brouillant les rapports d’exploitation7.

Dans le mode de production capitaliste, l’aspect social du travail humain n’est perçu qu’à travers l’échange. Pourtant, il plonge ses racines dans la production même de la marchandise. Les producteurs se trompent en pensant qu’ils entrent dans un rapport social par l’échange de marchandises, alors que le rapport social a été déjà produit par le travail qui a façonné la marchandise. Marx compare le processus de fétichisation de la marchandise à celui de fétichisation des divinités dans les religions.

« Dans ce monde [religieux], les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes, douées d’une vie propre, entretenant des rapports les uns avec les autres et avec les humains »2

Comme les divinités dans le mode de pensée métaphysique, dans le mode de pensée spécifique au mode de production capitaliste (et sa déification du marché), on imagine que les marchandises ont leur valeur propre, en oubliant que c’est le travail humain qui leur donne cette valeur.

De par ce processus de fétichisation, la marchandise devient un objet matériel quelconque. Elle a une certaine valeur d’usage mais la coopération sociale nécessaire à sa production est occultée des esprits8.

Ce fétichisme de la marchandise produit avec lui un second fétichisme ; c’est le fétichisme de l’argent. De la même manière que pour la marchandise, on en arrive à croire qu’il a sa propre valeur. Ce qui est faux. L’argent devient ainsi le fétiche suprême. L’avoir, c’est pouvoir acquérir toutes les marchandises et valeurs d’usage produites.

Désormais, dans l’inconscient collectif, un objet ne vaut plus du temps de travail mais de l’argent. Le mode de production capitaliste pousse alors à produire de la valeur d’échange et non plus d’usage. Le capitaliste veut produire de la valeur d’échange, il n’a que faire de la valeur d’usage.

Dès lors, une grande partie des marchandises produites n’est d’aucune utilité réelle pour les hommes.

« La répétition constante de l’échange en fait une affaire sociale régulière, et, avec le cours du temps, une partie au moins des objets utiles est produite intentionnellement en vue de l’échange. À partir de cet instant, s’opère d’une manière nette la séparation entre l’utilité des choses pour les besoins immédiats et leur utilité pour l’échange à effectuer entre elles, c’est-à-dire entre leur valeur d’usage et leur valeur d’échange. »2

La valeur d’usage est devenu le moyen de créer de la valeur d’échange cristallisée dans l’argent.

Bibliographie et indications

1– Aujourd’hui la planète entière, le capitalisme s’étant étendu à l’échelle de la Terre entière.

2– Karl Marx. Le Capital. 1867

3– Cette explication reste schématique : ce n’est pas le cas pour tous les produits, notamment pour les produits de luxe.

4– Précisons que le prix d’une marchandise ne correspond pas à sa valeur. Le prix oscille, sur le marché, de haut en bas autour de la valeur d’échange selon la loi de l’offre et de la demande, ou selon les effets des monopoles (cf. Le Capital, Volume 3). Mais la valeur reste la référence ultime autour de laquelle le prix d’une marchandise va osciller.

5– Ali Bayar, «La théorie de Marx et le mode de production partitique», Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol.23, 1992

6– Antoine Artous, Le fétichisme chez Marx, le marxisme comme théorie critique, Syllepse, Paris, 2006

7– Georges Lukács, Histoire et conscience de classe (trad. Kostas Axelos et Jacqueline Bois), Minuit, Paris, 1960

8– Chaque mode de production se caractérise par des formes d’opacité dans les rapports sociaux. Dans les modes de production précédents, cette opacité légitimait des rapports de dépendance personnelle entre des maîtres et des esclaves ou des seigneurs et des serfs. Ces rapports d’exploitation sont opaques, flous, car légitimés par un ordre naturel fondé sur des conceptions métaphysiques du monde. Le capitalisme cassa cette conception métaphysique du monde. L’ordre bourgeois, s’appuyant sur le mode de pensée libéral et individualiste, légitime l’exploitation par l’exaltation d’un présumé libre consentement du salarié qui vend sa force de travail.